Des sans-papiers défient la mafia calabraise
Black Spartacus
UN BOURG AGRICOLE PERDU entre mer et plantations d’agrumes,dans la plaine de Gioia Tauro. Avec ces 15 000 habitants, dont 4000 immigrés, Rosarno est la dernière des innombrables communes calabraises dissoutes et mises sous tutelle par l’État pour « infiltration mafieuse ». Chaque automne, des centaines d’immigrés originaires d’Afrique ou d’Europe de l’Est convergent ici dans l’espoir d’être embauchés pour la récolte des oranges.Cette main-d’oeuvre invisible vit en marge des villages.
Eboli, Castel Volturno, Casal di Principe, San Cipriano, Tropea… : ces localités du midi italien, écrasées par « l’arrogance des puissants et la lâcheté des faibles »1, sont à la périphérie de l’imaginaire européen. On ne les découvre que lorsque la violence des clans éclabousse au-delà de leurs fiefs, comme lors du sanglant règlement de comptes entre deux familles de San Luca, le 15 août 2007, dans la ville allemande de Duisburg. Mais ces lieux sont par contre bien connus des immigrés exploités dans les champs. Vaste est la géographie cachée de cet esclavage moderne.Et Rosarno est un des trous noirs de cette carte-là.
« Même des animaux ne vivraient pas ici. Tu vois les silos là-bas ? Des gens dorment là-dedans, constate amèrement Francis, un Ivoirien bivouaquant avec des dizaines d’autres Subsahariens dans une usine abandonnée. Il n’y a pas d’eau, pas de lumière, pas d’électricité, rien. Le travail commence à 6 heures du matin et je suis payé quinze euros. »2
Ici, les saisonniers sont soumis au caporalato, un système de recrutement illégal.Pions entre les mains des clans, les caporaux, souvent eux-mêmes étrangers, gèrent la main-d’oeuvre en échange d’un bakchich imposé aux
exploitants agricoles. Les conditions de travail ainsi imposées permettent à peine la survie. Ces ouvriers vivent sans droits, sans Sécurité sociale, sous la menace de la loi – en Italie, la clandestinité est depuis peu considérée comme un crime. Le 7 janvier, trois Africains ont été tirés comme des lapins par des inconnus circulant en voiture. Le lendemain, plusieurs centaines d’immigrés saccagent le centre-ville. Le surlendemain, la chasse au Noir est ouverte : à coups de chevrotine, de pare-choc ou de barre de fer. Rome diligente alors des renforts policiers et déporte les immigrés qui ne se sont pas enfuis vers les centres de rétention.
« Nos frères marchaient le long de la route quand, d’une BMW rouge, sont partis les coups de feu, s’emporte un émeutier devant la caméra d’InsuTV. La télé nous montre comme des vandales et des cannibales ! Mais elle ne va pas à la racine du problème : les gens de Rosarno sont en train de nous tuer ! Les Italiens pensent que nous sommes la cause de la révolte, mais la cause c’est eux, et vous, les journalistes. Vous ne dites pas la vérité ! »
Outre les lois racistes récentes, les immigrés du Mezzogiorno se savent en danger permanent depuis le massacre de Castel Volturno. Dans la nuit de la San Gennaro, le 18 septembre 2008, des sbires d’un clan camorriste de Casal di Principe abattent six jeunes Africains pris au hasard, comme des cibles de foire sur lesquelles tester sa puissance. 125 douilles sont retrouvées. Le clan voulait terroriser et réaffirmer son contrôle absolu sur le territoire. Mais le lendemain, la rage des immigrés éclate. Leur manifestation vire à la guérilla urbaine.
« Si je viens te tuer, ou tuer ton frère,tu restes sans rien faire ? Non,tu réagis ! Si tu veux me tuer, moi je te détruis la propriété ! Dis aux Italiens que c’est pas notre faute, mais celle de leurs frères de Rosarno. Ils nous tuent et on doit se défendre.[…] Et s’ils viennent avec des fusils, nous on est là et quelqu’un survivra pour le raconter. Tu comprends ? » Derrière celui qui parle, un graffiti : « Avoid shooting Blacks. We will remember it. » « C’est pas la première fois, clame un autre.S’ils haïssent les Blacks, qu’ils nous laissent quitter la ville ! » La police les a pris au mot. Mais si ce n’était que la fin de saison qu’on régule ainsi à coups de flingue ? On tire pour donner congé, quand le travail vient à manquer. Déjà, en décembre 2008, deux Ivoiriens avaient été blessés par balle.
Le 17 janvier, le journal en ligne UnoNotizie.it soulignait qu’au plus fort des émeutes du vendredi 8, un groupe de manifestants africains encercla la villa d’un « boss » de Rosarno, pointant du doigt le responsable de leur malheur. Roberto Saviano, auteur de Gomorra – Dans l’empire de la Camorra, l’affirme : « C’est simple, il s’agit d’une révolte des Noirs contre la ’Ndrangheta3. Le clan Pesce,de Rosarno,est si puissant qu’il peut s’acheter tout un quartier de Bruxelles.4 »
La force de la ’Ndrangheta réside dans sa structure strictement familiale, qui la protège des « repentis ». Un système « liquide », redoutablement efficace, assimilable par un marché en perpétuelle recherche du moindre coût et du profit maximum. À la fois tribale et globale, capable de pénétrer dans les entrailles de l’économie mondiale, elle se pose en avant-garde de l’ultralibéralisme5. Dans la Calabre d’aujourd’hui, la plupart des activités économiques sont sous pression, infiltrées et souvent dirigées par les clans de cette holding mafieuse (c’est le cas sur le chantier de l’autoroute Salerne-Calabre et sur le port de Gioia Tauro). Les ouvriers subsahariens, poussés par le désespoir et le refus de l’humiliation, se sont soulevés contre ce pouvoir-là. Car encore plus que se battre pour ce qu’il n’a pas, en se révoltant « l’homme défend ce qu’il est »6.
1 Expression de l’intellectuel calabrais Corrado Alvaro.
3 Mafia calabraise.
4 Le 5 mars 2004, plusieurs membres du clan Pesce sont arrêtés pour avoir blanchi quelque 28 millions d’euros du trafic de cocaïne dans des investissements immobiliers à Bruxelles.
5 Saviano utilise la métaphore du scratch pour souligner le fait que l’économie mafieuse agit comme accélérateur de l’économie légale. Quand la petite musique du marché est trop lente, la main du DJ imprime un brutal coup d’arrêt au disque, pour ensuite le relancer avec une énergie renouvelée.
6 Albert Camus.
Cet article a été publié dans
CQFD n°75 (février 2010)
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Paru dans CQFD n°75 (février 2010)
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Illustré par Lindingre
Mis en ligne le 24.03.2010
Dans CQFD n°75 (février 2010)
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