Fascistes in the U.K.

« En Angleterre, l’extrême droite n’est pas un phénomène marginal »

Face aux émeutes racistes qui ont éclaté dans plusieurs villes anglaises cet été, des milliers de personnes ont pris la rue pour en expulser l’extrême droite. Bien conscients que de tels épisodes sont susceptibles de se reproduire et que l’extrême droite peut revenir par les urnes, des groupes antifascistes locaux s’organisent.
Bertoyas

Tout part d’un tragique fait-divers monté en épingle par l’extrême droite à coups de fausses informations. Le 29 juillet, trois petites filles sont tuées à l’arme blanche dans le nord-ouest de l’Angleterre, et un suspect est arrêté. Avant même que son identité soit révélée, des rumeurs circulent sur les réseaux sociaux, amplifiées et reprises par des fachos de toutes sortes : l’auteur de l’agression serait un demandeur d’asile musulman (il s’agit en réalité d’un Britannique de 17 ans, né à Cardiff de parents rwandais). Il n’en fallait pas plus pour que des émeutes racistes éclatent dans une vingtaine de villes du Royaume-Uni, avec dans leur viseur mosquées, commerces et centres d’accueil pour migrants. Alors que plus d’une centaine de rassemblements d’extrême droite sont planifiés partout en Angleterre, la riposte antifasciste ne se fait pas attendre : dès le mercredi 7 août, des milliers de personnes descendent dans la rue pour s’opposer au fascisme et empêcher les violences racistes.

Dans un climat toujours plus propice à l’extrême droite, et après sa percée électorale en juin dernier, on fait le point avec un·e militant·e de Brighton Anti-Fascist, un groupe local du sud-est de l’Angleterre, qui fait partie de l’Anti-Fascist Network (AFN), un réseau de groupes indépendants en lutte contre la montée du fascisme1. L’occasion d’en savoir plus sur la manière dont s’organisent les groupes antifascistes anglais pour occuper le terrain. Entretien.

Avez-vous été supris·es par les émeutes racistes de cet été ?

« Ces événements ne sont pas vraiment surprenants, même si l’extrême droite anglaise n’a pas pris en si grand nombre et aussi violemment la rue depuis plus d’une dizaine d’années et se donne un visage plus acceptable, notamment grâce à des politiciens comme Nigel Farage2. Lors du Brexit en 2016, elle a mobilisé en exploitant la frustration générale et en la dirigeant contre l’immigration. Elle utilise les réseaux sociaux pour propager son idéologie violente et ses idées se diffusent dans les médias et les discours des politiciens. Résultat : leur racisme semble normalisé et quand les émeutes ont commencé, les fachos se sont rapidement tournés vers des mosquées et des hôtels où résident les demandeur·euses d’asile. »

Quels sont les modes d’action habituels de l’extrême droite en Angleterre ?

« En Angleterre, l’extrême droite n’est pas un phénomène marginal. L’année passée, nous sommes allé·es manifester contre l’un de ses rassemblements devant un hôtel qui hébergeait des migrants à Chichester, une ville proche de Brighton. Il s’agissait surtout de gens du coin qui voulaient agiter le drapeau anglais pour exprimer leur racisme. La majorité des émeutiers de cet été n’était pas non plus membre de groupes organisés tels que Patriotic Alternative ou l’English Defense League (EDL) [voir encadré]. D’ailleurs, même si beaucoup de médias libéraux imputent la responsabilité des émeutes à l’EDL, en réalité ce groupe n’a plus vraiment de capacité d’organisation depuis 2012. [En dehors des partis comme Ukip et Reform UK, ndlr] l’extrême droite n’a pas vraiment d’organisation formelle et fait rarement des meetings. Elle mobilise surtout via les réseaux sociaux, notamment grâce à des influenceurs comme Tomy Robinson, le fondateur de l’EDL. Sa stratégie est donc difficile à prévoir : on ne sait pas s’ils vont s’orienter vers les actions de rue ou dans une logique électorale. »

De quelles manières luttez-vous au quotidien ?

« Notre groupe s’est créé pour s’opposer à des manifestations nationalistes annuelles, les March for England [Marche pour l’Angleterre], que les fachos organisaient dans notre ville dans les années 2010 le jour de la Saint-Georges, l’équivalent de la fête nationale. Il y a une grande communauté gay et queer à Brighton, et ils essayaient de s’en prendre à des personnes LGBT+, ainsi qu’à des migrant·es en marge des manifestations. À force d’être mis en déroute tous les ans, ils ont fini par arrêter en 2014. Notre groupe est majoritairement blanc – comme notre ville – jeune et queer, ce qui explique par les attaques répétées de l’extrême droite contre les personnes trans, la communauté s’auto-organise en conséquence. On est très engagé·es contre la rhétorique transphobe, et très proches des luttes des personnes migrantes face aux violences d’État. Ces dernières années, on a multiplié nos actions contre les politiques d’immigration racistes3 et en soutien à la Palestine. On fait aussi un travail de veille et de collecte de données pour surveiller ce que fait l’extrême droite sur les réseaux et dans la rue, tout en organisant des débats, des projections… »

Et comment avez-vous riposté aux émeutes racistes de cet été ?

« L’extrême droite s’est surtout mobilisée durant la première semaine d’émeute. Quand les manifestations se sont propagées en dehors du nord de l’Angleterre, les militant·es antifascistes avaient eu le temps d’organiser d’importantes contre-manifestations, et la police avait commencé à arrêter de nombreux fachos et à les mettre en prison. Ils ont annoncé une manif’ à Brighton pour le mercredi 7 août, alors qu’il n’y a pas eu d’extrême droite organisée ici depuis longtemps. C’était un beau moment : il y avait huit manifestants d’extrême droite encerclés par 3 000 antifascistes ! Cela faisait longtemps qu’on n’avait pas vu une si grande mobilisation de ce type ici. On a continué en appelant à se rendre aux contre-manifs à d’autres endroits. À Crawley, où ils appelaient à se rassembler devant un hôtel qui accueille des demandeur·euses d’asile, puis à Dover, le 17 août (sud-est de Londres). Si la manif d’extrême droite de Dover avait eu lieu durant la première semaine d’émeute, ça aurait vraiment pu être moche. C’est le genre de ville où il n’y a pas de groupe antifasciste local, et où les manifestant·es d’extrême droite sont généralement plus nombreux que nous. Mais là aussi, on était clairement en surnombre, avec plusieurs centaines d’antifascistes et seulement 4 ou 5 fascistes. » Comment a été organisée la grande contre-manifestation à Brighton ?

« Nous n’étions pas les seul·es à vouloir nous organiser. Il y avait aussi d’autres entités de gauche mainstream, comme le Socialist Workers Party [Parti des Travailleurs Socialistes] qui n’est pas au Parlement, mais est souvent présent aux rendez-vous antifascistes, le Revolutionnary Communist Party [parti Communiste Révolutionnaire] ou les syndicats, comme Unite (syndicat majoritaire du pays) ou le University and College Union (principal syndicat de l’enseignement supérieur). Ce jour-là, il y avait aussi de nombreux jeunes musulmans qui fréquentent la mosquée. Ils étaient bien déterminés à expulser l’extrême droite de nos rues, tout en sachant qu’ils étaient les premiers visés par les émeutes. J’espère que la mobilisation leur a montré qu’ils ne sont pas seuls et qu’ils ont des allié·es.

De notre côté, on a voulu réunir du monde autour de l’idée d’une contre-manifestation radicale pour faire face aux risques de confrontations. Si les choses dérapent mais que personne n’est prêt·e à opposer une résistance physique, ça peut très mal se passer. Surtout que cela n’allait pas venir des grosses organisations, qui craignent pour leur image. Nous, nous sommes pour la diversité des tactiques. Même si l’idée de faire un black bloc massif n’était plus trop à l’ordre du jour ces dernières années – trop macho, viriliste, peu inclusif et plutôt l’apanage des hommes blancs –, on a retenté l’expérience et on a repris confiance dans notre capacité à se protéger les un·es les autres. On a aussi prévu des street medics et une legal team en cas d’arrestation. Je pense que ça a rassuré certaines personnes qui voulaient venir à la manifestation : ils et elles savaient qu’on les protégerait.

On communique beaucoup via des applications de communication (WhatsApp, Signal…), même si on préfère se rencontrer et parler de vive voix. On a créé un groupe tchat semi-ouvert pour cette mobilisation. On prend très au sérieux les questions de sécurité, surtout dans nos moyens de communication, mais cela nous paraissait aussi important de permettre à des personnes qui n’ont pas l’habitude de s’organiser de s’impliquer dans la mobilisation. Je crois que ça a rendu l’organisation plus accessible, et que ça a donné confiance en elles à beaucoup de personnes qui voulaient s’engager. »

Comment ça s’est passé avec la police ?

« Elle a séparé les manifestants d’extrême droite de la foule pendant près de deux heures, avant de les évacuer. J’ai l’impression que les flics ne voulaient pas laisser la rue à l’extrême droite, sans pour autant nous laisser faire une démonstration de force. Leur objectif c’est de les arrêter et de les emprisonner, alors que le nôtre c’est que la communauté s’organise elle-même pour se défendre.

Ma plus grande préoccupation, c’est que ces cinq dernières années il y a eu des lois très restrictives sur les manifestations, bien avant ces émeutes. Elles ont été pensées pour réprimer les activistes pour le climat, comme Extinction Rebellion4. Ces outils légaux, désormais utilisés contre l’extrême droite, gagnent ainsi en légitimité. Le Premier ministre évoque l’idée de créer une unité de police antiémeute susceptible d’être déployée dans tout le pays. Sauf que ces lois vont faire du mal à la gauche et aux mouvements anarchistes. Car les antifascistes arrêtés ont aussi eu des peines de prison lors des émeutes5. À Brighton, un manifestant de notre camp a été arrêté par la police pour “violent disorder” [troubles violents, le principal délit pour lequel les émeutier·es anglais sont poursuivis, et pour lequel ils encourent jusqu’à 5 ans de prison] ; il a plaidé coupable et il va aller en prison. Cela montre l’absurdité des sorties de l’extrême droite, qui n’a de cesse de se plaindre du “two-tier policing”, [le deux poids deux mesures] dans la répression. Ils prétendent que les mobilisations d’extrême droite sont réprimées plus durement que celles pour l’immigration ou pour Gaza. Mais ce n’est ni vrai statistiquement, ni au regard du comportement habituel de la police gangrenée par le racisme institutionnel. »

Comment ont réagi les médias ?

« Le lendemain des contre-manifestations, les médias ont salué la mobilisation antifasciste et antiraciste. Y compris des médias de droite conservatrice, pourtant les premiers à utiliser la rhétorique islamophobe et raciste… qui a nourri ces violences de l’extrême droite. C’est à la fois drôle, très hypocrite et vraiment problématique. Parce qu’au-delà de ça, certain·es affirment que, même si les violences de l’extrême droite sont à condamner, leurs préoccupations seraient légitimes, ce qui contribue à légitimer d’autant plus les politiques d’immigration racistes de l’État et à favoriser les partis d’extrême droite. »

Comment pensez-vous que la situation peut évoluer ces prochains mois ?

« Après les contre-manifestations et les nombreuses condamnations, je pense que ça sera plus difficile pour l’extrême droite de prendre la rue avec des émeutes. Au fil des semaines et des arrestations, ses réseaux encourageaient les militant·es à être pacifiques, à ne pas commettre de dégradations, à ne pas boire d’alcool ni porter de masque… Ils continueront à manifester devant les lieux d’accueil des personnes exilées, mais sans dégradations. Je pense que l’extrême droite organisée, celle dont il faut vraiment s’inquiéter à présent, c’est celle qui va vouloir entrer en campagne électorale. En Grande-Bretagne, nous avons le sentiment d’être immunisé·es contre les politiques explicitement racistes qui ont cours en France, en Italie, aux Pays-Bas ou en Autriche. Cependant, lors des dernières élections, les rhétoriques racistes ont été utilisées par les partis mainstream, de la droite au centre. De notre côté, nous avons gardé notre groupe de conversation et d’organisation semi-ouvert, pour rester en contact avec les militant·es et réagir vite si besoin. On met en avant le fait de prendre soin les un·es des autres, de s’encourager dans notre engagement. Je crois qu’en Angleterre tout le monde est devenu plus vigilant vis-à-vis de l’extrême droite. Après cet été, les gens se sont dit : “Fuck, ça peut arriver chez nous aussi.” » 

Propos recueillis par Inès Atek texte par Léna Rosada
L’English Defense League L’English Defense League [Ligue de Défense de l’Angleterre, ou EDL] est un mouvement d’extrême droite fondé en 2009 par Tommy Robinson et Kevin Carroll au Royaume-Uni. Née à Luton, ville marquée par des tensions communautaires, l’EDL prétend lutter contre « l’extrémisme islamiste » et développe des rhétoriques identitaires. Le groupe se distingue par son discours islamophobe et ses manifestations violentes, souvent marquées par des affrontements avec la police et les contre-manifestant·es. De nombreux membres sont issus des milieux de hooligans, c’est-à-dire des groupes de supporters de football connus pour leurs comportements violents. En 2011, alors que les quartiers populaires se soulèvent suite à l’assassinat par la police de Mark Duggan, un jeune britannique d’origine antillaise, l’EDL intervient fréquemment dans des batailles de rues. C’est un mouvement de rue, sans lien avec la politique électorale.
Réseaux sociaux et fachosphère La propagation d’une fausse information a déclenché les émeutes tandis que de nombreuses personnalités des réseaux sociaux jetaient de l’huile sur le feu. Parmi eux, le fondateur de l’English Defense League (EDL) Tommy Robinson, de son vrai nom Stephen Yaxley-Lennon, connu pour ses positons anti-islam et ses procès à répétition, fait l’objet d’une forme de culte de la personnalité chez les extrémistes de droite (ses partisans portent des tee-shirts à son effigie !). Son compte X (anciennement Twitter), rétabli l’année dernière par Elon Musk après avoir été banni pour ses propos haineux récurrents, totalise 900 000 abonnés. Le même Elon Musk qui s’est fendu de plusieurs tweets sur sa plateforme X, affirmant par exemple qu’« une guerre civile est inévitable ». Sur la planète internet, les relais ont été nombreux à l’international. Les fausses informations diffusées sont relayées par le réseau pro-Trump, mais aussi conspirationniste des États-Unis, avec des figures comme Alex John, le fondateur du site InfoWars, mais aussi des médias européens d’extrême droite, comme Radio Genoa6.
Extrême droite et élections en Angleterre L’extrême droite a une place limitée dans le jeu électoral en Angleterre. Le système électoral majoritaire pour les élections au Parlement, constitué de la Chambre des communes et de la Chambre des lords, défavorise les petits partis. Dans les années 1970, le National Front, parti néonazi et suprémaciste blanc, fait une petite percée, obtenant autour de 200 000 voix, mais aucun siège. En 1976, John Tyndall quitte la formation pour fonder le British National Party [Parti national Britannique, ou BNP], qui défend le suprématisme blanc et une Grande-Bretagne chrétienne. Dans les années 2000, il modère son image radicale grâce à son leader Nick Griffin et en 2009, le BNP remporte deux sièges au Parlement européen, avant de progressivement perdre de l’influence.

C’est dans les années 2010 que s’opère un véritable virage : l’UK Independence Party [Parti pour l’indépendance du Royaume-Uni, ou UKIP] de Nigel Farage axe son programme sur la sortie du Royaume-Uni de l’Union européenne, tout en adoptant des positions anti-immigration. Le succès de l’UKIP culmine lors des élections européennes de 2014, où il arrive en tête avec 27,5 % des voix. En 2019, une scission de l’UKIP, le parti Reform UK, anciennement Brexit Party [Parti du Brexit] emmené par Nigel Farage fait une percée aux élections européennes et obtient 30,5 % des voix. Lors des législatives de juillet 2024, le parti obtient 14 % des voix et cinq députés à la Chambre des communes. La droite reste dominée par le parti Conservateur, qui a occupé le pouvoir ces quinze dernières années avant que le parti Travailliste, principal parti de gauche, lui chipe le pouvoir le 4 juillet dernier.


1 Plus d’information sur leurs sites : brightonantifascists.com et antifascistnetwork.org.

2 Fondateur du UK Independence Party [Parti pour l’indépendance du Royaume-Uni, ou Ukip] et député Britannique d’extrême droite (voir encadré).

3 Notamment un projet de l’ancien gouvernement conservateur de renvoi systématique des demandeurs et demandeuses d’asile au Rwanda.

4 En 2022, le Police, Crime, Sentencing and Courts Act élargit le pouvoir répressif de la police en introduisant la notion de « nuisance publique ». En 2023, le Public Order Act introduit des peines tels que l’interdiction du blocage des routes et des infrastructures de transport. En février 2024, ce sont des amendements au Criminal Justice Bill, depuis retoqués, qui introduit des arrestations préventives, interdit de bloquer une route, ou de provoquer « même involontairement » des troubles à la tranquillité publique.

5 Après un mois de troubles, le gouvernement anglais parle d’environ 1000 arrestations. Des condamnations de 2 à 8 ans de prison ferme ont été délivrées.

6 . « Émeutes au Royaume-Uni : sur les réseaux sociaux, l’extrême droite attise la haine », Le Monde (07/08/2024).

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1 commentaire
  • 9 septembre, 11:10, par Harry Roberts

    C’est dommage l’entretien n’explique pas vraiment en quoi l’ext droite "n’est pas un phénomène marginal" et pourquoi "La majorité des émeutiers de cet été n’était pas non plus membre de groupes organisés" qui n’ont plus "vraiment de capacité d’organisation". Il y a comme un paradoxe à expliciter : "groupes d’ext droite" ou "gens ordinaires" ? Comment et pourquoi le discours anti-immigrés est si ancré chez ces derniers et explose désormais dans l’émeute ? Cela mériterait une analyse plus poussée.

Cet article a été publié dans

CQFD n°233 (septembre 2024)

Dans ce n° 233 de septembre 2024, on s’intéresse à l’Angleterre et aux émeutes fascistes qui l’ont secouée cet été. On fait aussi un tour au Bangladesh, on interroge les liens entre sport de haut niveau et contrôle du corps des femmes, on suit les luttes des Cordistes et celles des jeunes exilés de Marseille. Mais on se balade aussi à Lourdes avant de rêver d’une île merveilleuse ...

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