Massacres coloniaux en Algérie

Une mémoire à côté de la plaque

Le 8-Mai, la France célèbre l’armistice. Mais au mythe gaulliste de paix retrouvée, il faut opposer la mémoire des mort·es de Sétif, Guelma et Kherrata. À Marseille, cette mémoire n’a toujours pas droit à une plaque commémorative.
L.L de Mars

Ce 8-Mai à Marseille, l’atmosphère est anxiogène. Des hélicoptères parcourent le ciel en tous sens. Au sol, une foule de plus de 30 000 personnes se déverse le long de la Canebière pour rejoindre le Vieux-Port, où la flamme olympique est attendue. Si les JO captent l’attention médiatique, des avions de chasse, déversant des traînées bleu-blanc-rouge au-dessus de nos têtes, viennent nous rappeler qu’aujourd’hui c’est aussi la commémoration de l’armistice de 1945, qui marqua la fin de la Seconde Guerre mondiale. Il y a 79 ans, en France, on pouvait écouter de Gaulle entonner à la radio : « Que l’emportent enfin la justice et la liberté. » Le même jour marque pourtant le début d’inqualifiables massacres perpétrés par la France en Algérie.

Sétif, Guelma et Kherrata

Rappel des faits. Le 8 mai 1945, toujours sous tutelle coloniale, les Algérien·nes défilent dans la rue. Iels aussi célèbrent la victoire des Alliés puisqu’iels ont participé à son avènement en tant que tirailleurs. Mais ce contexte de liesse nourrit d’autres espoirs : celleux qui ont servi la France espèrent enfin se dégager de son emprise. Le Parti du peuple algérien (PPA) – promouvant l’émancipation et l’autodétermination des Algérien·nes – lance un appel à manifester pacifiquement. Des rassemblements se mêlent aux cortèges fêtant l’armistice. Iels demandent la libération de leur leader, Messali Hadj, incarcéré et déporté à Brazzaville (dont la montée en popularité inquiète les colons).

À Sétif, aux alentours de 9 heures du matin, Bouzid Saâl, scout musulman, brandit un drapeau algérien. Il est assassiné par un policier. Une émeute éclate. S’ensuit une répression acharnée faisant une quarantaine de mort·es côté algérien. À Guelma, le rassemblement pacifique tourne aussi en boucherie. Le lendemain, les forces armées et la police française reçoivent le soutien de milices constituées de civils européens. La nouvelle de ces atrocités se répand comme une traînée de poudre. Les meurtres de Bouzid Saâl et des manifestants de Sétif provoquent l’indignation chez les Algériens. À Kherrata, une insurrection spontanée explose, et l’état de siège est déclaré : les pouvoirs de police de l’autorité civile sont transférés à l’autorité militaire. Les conflits prennent la tournure d’une guerre opposant l’armée française aux civils dans tout le Constantinois. Elle ne cessera que le 26 juin, après que des cadavres aient été jetés dans les gorges de Kherrata ou brûlés dans des fours à chaux.

En moins de deux mois, des milliers d’Algérien·nes ont trouvé la mort dans des exécutions sommaires ou sous les bombardements de l’armée française. Le nombre exact de victimes est encore discuté aujourd’hui : 45 000 selon l’Algérie, 30 000 reconnus par les États-Unis, et les historien·nes oscillent entre 20 000 et 30 000 mort·es, sans compter les disparu·es. Pour l’historien Mohammed Harbi, « la guerre d’Algérie a commencé à Sétif1 ». La nature abjecte de ces événements aura pour effet de souder le nationalisme algérien autour du PPA qui enfantera le Front de libération nationale (FLN) en 1954.

Le temps de la reconnaissance

En France, la commémoration du 8-Mai s’est construite autour d’un récit gaulliste instaurant l’idée selon laquelle la gloire et la paix ont prévalu à la Libération. Le but ? Reconstruire un pays fragmenté après des années de guerre. Le mythe d’une nation unifiée autour d’un passé glorieux aurait sonné faux si l’on avait reconnu l’horreur de ces massacres. Si historien·nes et journalistes ont assidûment étudié les faits, les politiques sont longtemps resté·es dans le déni. Il faut attendre 2005 pour que l’ambassadeur de France à Alger, Hubert Colin de Verdière, sous la présidence de Jacques Chirac, qualifie ces événements de « tragédie inexcusable », comme s’ils relevaient d’une fatalité divine. Le terme «  massacre  » est finalement employé par Bernard Bajolet en 2008, toujours sous le statut d’ambassadeur de France en Algérie.

Le 20 décembre 2012, François Hollande, en visite à Alger, déclare : « Pendant 132 ans, l’Algérie a été soumise à un système profondément injuste et brutal. Je reconnais ici les souffrances que la colonisation a infligées au peuple algérien. Parmi ces souffrances, il y a eu les massacres de Sétif, Guelma et Kherrata. » C’est la première fois qu’un président de la République nomme et condamne ces crimes. Mais il ne perd pas le nord : la fin de ce même discours est focalisée sur l’encouragement des échanges économiques entre la France et l’Algérie.

Lutte des plaques

Retour à Marseille, où l’association l’Espace franco-algérien cherche depuis des années à inscrire la mémoire de cet épisode sur le monument des mobiles situé place Léon Blum2. Sculpté en 1893 par Jean Turcan, il représente des soldats de la garde mobile sur le front de la guerre franco-prussienne (1870-1871), surplombés par une allégorie de la France : une femme en bronze massif, drapeau et épée en main. Le monument se trouve non loin du boulevard de la Libération qui tire son nom du passage des tirailleurs algériens se rendant sur le champ de bataille en 1945.

L’édifice est devenu au fil du temps un lieu de mémoire de la Seconde Guerre mondiale. C’est pourquoi l’association juge pertinent de laisser une trace commémorant les massacres de Sétif, Guelma et Kherrata. En 2013, Patrick Mennucci, maire de secteur, accepte leur demande. Mais la plaque subventionnée par la mairie est arrachée.

« Ce qui se joue, c’est le refus de la société française à reconnaître son passé colonial, ce qui lui permet de maintenir son emprise néocoloniale »

L’Espace franco-algérien se charge alors de la financer une deuxième, puis une troisième fois, la mairie ne souhaitant plus investir de nouveau3. Il semblerait que des « mécontent·es » s’opposent à l’officialisation d’un tel rappel. « Ce qui se joue, c’est le refus de la société française à reconnaître son passé colonial, ce qui lui permet de maintenir son emprise néocoloniale », nous dit Alain Castan, co-coordinateur du Guide du Marseille colonial avec Nora Mekmouche4.

L’autre 8-Mai peine encore à être intégré dans les mémoires. Ainsi, dans la ville d’Ivry, la plaque dédiée aux victimes des massacres est recouverte d’autocollants « L’Algérie, c’est ton pays ? Retournes-y ! ». D’autres communes ne se sont pas heurtées au déni colonial : à Fontaine (Isère) comme à Saint-Denis, les élus se sont alliés aux organisations locales afin de graver dans leurs murs ces mémoires vives.

Afin de résister à l’oubli, des commémorations organisées par des militant·es se tiennent chaque 8-Mai à Marseille. Militant algérien au Collectif pour une alternative démocratique et sociale en Algérie (CADSA) et au Front uni des immigrations et des quartiers populaires (FUIQP) installé en France depuis 40 ans, Aziz Bensadek était présent à la commémoration cette année. « Nous avons voulu placer cette date sous le signe de la dénonciation de tous les crimes coloniaux, passés comme actuels », déclare-t-il. Ainsi, de nouveaux collectifs ont rejoint la cérémonie comme l’association Survie, qui lutte contre la Françafrique, le Mouvement des jeunes kanak en France (MJKF) et Urgence Palestine Marseille (UPM) dont les prises de paroles ont souligné la persistance du néo-colonialisme.

« Tous les 8-Mai, des Algériens se réunissent au monument des mobiles et essaient de coller une plaque qui sera enlevée le lendemain »

Une bouffée d’air selon Aziz Bensadek : «  Traditionnellement, tous les 8-Mai, des Algériens se réunissent au monument des mobiles et essaient de coller une plaque qui sera enlevée le lendemain. Cette fois-ci, la présence des collectifs alliés en a fait un moment de commémoration unitaire et de convergence élargie. » Dans l’infâme, l’impérialisme tisse des ponts invisibles entre les colons et les colonisé·es. Mais aussi entre leurs territoires. Pour qu’un espace puisse être partagé, pour qu’une histoire commune puisse émerger, il est nécessaire de reconnaître les plaies qui ont été causées.

Par Inès Atek

1 « La guerre d’Algérie a commencé à Sétif », Le Monde Diplomatique, mai 2005.

2 Plus officiellement « Monument aux morts à la gloire des victimes de la guerre de 1870 ».

4 Syllepse & La courte échelle.éditions transit, 2022.

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Cet article a été publié dans

CQFD n° 231 (juin 2024)

Dans ce numéro de juin, on écoute le vieux monde paniquer. On suit les luttes des personnes trans pour leurs droits, on célèbre la mort de Jean-Claude Gaudin, et on s’intéresse à la mémoire historique, avec l’autre 8 mai en Algérie. Mais aussi un petit tour sur la côte bretonne, des godes affichés au mur, de la danse de forêt et un aperçu de l’internationalisme anarchiste. Bonne lecture !

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