Qu’est-ce qui t’a amenée à te plonger dans les luttes féministes ?
« Mon vécu de femme et d’Algérienne m’a poussé à me poser des questions depuis que je suis enfant. Je ne me disais pas “féministe” avant la faculté. Et même là-bas, alors que je commençais à écrire des articles axés sur les discriminations et les inégalités entre étudiant·es, je ne me reconnaissais pas dans ce terme qui me semblait caricatural. J’étais encore marquée par les attentes posées sur moi en tant que femme : le mariage, la caution du patriarcat et l’autorité du père. C’est lors de ma première réunion avec le collectif Sawt Nssâ [2], un espace non mixte, que j’ai enfin osé me dire féministe. J’ai alors commencé à me former, en théorie et en pratique, pour renforcer ma réflexion et mes coups de gueule. Les révolutions de 2011 des pays du Sud, les écrits et les actions d’autres féministes en Algérie et dans le monde, la présence de comptes féministes très actifs sur les réseaux sociaux m’ont confortée dans cet élan. Aujourd’hui, le féminisme dans lequel je trouve ma place en tant que femme d’un pays du Sud est intersectionnel parce qu’il intègre toutes les personnes subissant un système de domination, qu’elle soit de genre, de race ou de classe. »
Tu as été très active pendant le Hirak (2019-2021). Comment les revendications féministes se sont imbriquées dans ce mouvement de contestation national ?
« Le 22 février 2019, l’appel à la mobilisation lancé sur les réseaux est anonyme. À ce moment-là, je fais partie du Collectif féministe d’Alger qui, à l’approche du 8 mars, souhaite restructurer le mouvement féministe algérien, essoufflé par un manque d’organisation. Avec la nouvelle dynamique populaire impulsée par le 22, c’était l’occasion de donner corps à cette volonté. Le 6 mars, on décide d’ouvrir les portes de notre local, de préparer un atelier de banderoles et de pancartes : un appel est lancé sur les réseaux sociaux pour que les femmes nous rejoignent. Et le 8 mars est historique : de nombreux collectifs féministes [3] défilent dans les rues d’un pays où les manifestations sont pourtant interdites ! [Le côté exceptionnel réside dans la présence de ces cortèges de femmes se revendiquant comme féministes, une qualification alors décriée et disqualifiée en Algérie, ndlr.] Le 16 mars, nous actons toutes ensemble notre volonté de nous inscrire dans ce soulèvement populaire en tant que féministes pour y porter nos revendications. De cette réunion ressort une déclaration fondatrice [4] et la création de la coalition Femmes algériennes pour un changement vers l’égalité (Face). On crée aussi le carré féministe : un espace dans les cortèges des manifestations où nos revendications sont visibles et dans lequel tout le monde peut se joindre au débat. Au début, certaines personnes nous accusaient de représenter “la main étrangère [5]”, d’autres nous ont physiquement agressées. Nous avons tenu bon, tout en expliquant en quoi nous adhérions aux revendications générales. Avec le temps, la solidarité s’est accrue et nous nous sommes ancrées dans le paysage de la société civile. »
Est-ce que le combat féministe mené pendant le Hirak s’inscrit dans la continuité des luttes des femmes algériennes ?
« Le système en place invisibilise depuis longtemps les femmes qui s’organisent pour leurs droits. Quand elles réclament l’égalité, le partage du pouvoir et du travail, dans une société qui ne correspond pas à la définition de gauche de la démocratie, les femmes dérangent et importunent. Les luttes des anciennes pour la scolarisation des filles et des femmes – quand l’analphabétisme était massif, en particulier après l’indépendance de 1962 – nous ont transmis l’expérience de leur militantisme. Pour la première fois dans l’histoire de ma génération, nous nous sommes organisées avec ces anciennes militantes, donnant naissance à quelque chose d’aussi fort que le carré féministe. Même si les luttes féministes dans le mouvement du Hirak s’inscrivent dans la continuité des luttes des femmes en Algérie, il y a néanmoins une rupture majeure : alors que les anciennes étaient présentes, souvent sans être entendues, nous avons participé au Hirak en tant que composante du mouvement en y imposant nos revendications, toutes générations confondues. »
Près de 5 ans après le Hirak, comment évolue la question de la lutte des femmes en Algérie ?
« Durant le Hirak, nous avons construit un véritable mouvement féministe national. Nous nous sommes rencontrées à Béjaïa, à Oran et à Tizi Ouzou. Avec l’arrivée du Covid en 2020, le Hirak s’est essoufflé et nous avons eu l’impression de nous effondrer. Nos rencontres ont soudain été réduites à des appels en ligne. Cette déstructuration de notre organisation a été vécue très douloureusement sur le plan individuel et collectif, et nous avons dû nous recentrer sur nos luttes locales. Aujourd’hui, même si nous ne pouvons pas être aussi dynamiques qu’en 2019, nous avons gagné en expérience, en communication et en visibilité. Nous avons perdu en force, mais gagné en ancrage et nos réseaux se sont étendus, y compris dans le sud du pays, ce qui est complètement nouveau. Le terme “féminisme” s’est lui aussi imposé et en 2023, notre fondation [JFA] a pu organiser une première université d’été féministe. C’était impensable avant 2019. »
Quelles sont les formes de la répression sous la nouvelle présidence d’Abdelmadjid Tebboune, depuis le 19 décembre 2019 ?
« Dans les années 1970, il était impossible de fonder une organisation : seul le parti unique occupait la sphère politique. Aujourd’hui, il y a encore beaucoup de progrès à espérer en matière de liberté d’association, d’expression, de manifestation, etc. Pour se protéger de la répression, il faut occuper le terrain et se mobiliser. Si on me dit “tais-toi” et que je suis seule, je vais le faire. Si on est des millions, on ne va jamais se taire. Mais la répression se joue aussi au niveau matériel. Par exemple, la loi algérienne rend très difficile l’accès au financement pour les associations et organisations1. Or, c’est précisément là que la répression se concrétise le plus. La société civile, porteuse d’une voix distincte du régime, représente le pluralisme de ce pays. En restreignant le financement des organisations qui l’incarnent, on étouffe cette voix. Il faut donc savoir dire non et proposer autre chose ! »
[/Propos recueillis par Inès Atek/]