Luttes trans

Enfants, instruments de la transphobie

Le 28 mai, le Sénat a adopté une proposition de loi interdisant les transitions de genre aux mineur·es. Face à cette offensive transphobe menée par les élu·es et les éditorialistes de droite et d’extrême droite, les militant·es trans s’organisent. Focus sur leurs luttes pour les droits à disposer librement de leurs corps.
Faustine Jacquot

Dimanche 5 mai. Une cinquantaine de rassemblements et manifestations « contre la transphobie et pour les droits reproductifs » ont lieu en France, réunissant au moins 10 000 personnes selon le ministère de l’Intérieur. Une mobilisation inédite, pas tant par son ampleur, que pour avoir rassemblé du monde pour la défense spécifique des personnes trans et de leurs existences. Rebelote à la fin du mois, le 26 mai, deux jours avant le vote au Sénat d’une proposition déposée par la sénatrice LR Jacqueline Eustache-Brinio portant sur la « prise en charge des mineurs en questionnement de genre », qui a pour projet de durcir considérablement la législation encadrant les transitions des enfants transgenres. Le texte a finalement été adopté le 28 mai par la chambre haute, grâce aux votes des élus centristes et LR, et au soutien de deux sénateurs RN. Même s’il n’est pas encore voté par l’Assemblée nationale, ce texte aspire à l’interdiction des traitements médicamenteux, comme les bloqueurs de puberté et les traitements hormonaux de substitution, pour les moins de 18 ans. Il est fortement contesté par les militant·es pour les droits des personnes trans.

Au-delà de cette offensive transphobe sur le plan législatif, ce sont aussi des attaques médiatiques qui se sont multipliées ces derniers mois sur les chaînes d’information et radios. En témoigne la présence de Dora Moutot et Marguerite Stern, auteures de Transmania, une pseudo-enquête qui dégouline de propos haineux, sur les plateaux de CNews et BFM, ou au micro d’Europe 1. Dans tout ce chahut, les militant·es trans rappellent que la transphobie est institutionnelle, comme en témoignent leurs droits obtenus tardivement et encore partiels. Et que les nombreuses violences et discriminations que subissent les personnes transgenres ont des effets désastreux – voire meurtriers. Pour mieux comprendre ce retour en force des discours transphobes, on fait le point avec Sally, membre de l’association féministe Toutes des femmes1, fondée en 2019 à Paris et qui propose plaidoyers et formations pour le respect des personnes transgenres et leurs droits. Entretien.

Pourquoi vous opposer aux propositions de loi visant à « encadrer les pratiques médicales sur la transidentité des mineurs » ? « C’est une proposition qui cherche à faire peur, en s’appuyant sur des arguments faux. Certaines des pratiques qu’elle prétend interdire ne sont tout simplement pas appliquées aux mineur·es, comme les opérations de chirurgie de réassignation sexuelle [permettant de modifier les caractéristiques sexuelles initiales afin d’obtenir l’apparence du sexe souhaité, ndlr]. Elle propose aussi de pénaliser très lourdement les médecins qui continueraient à prescrire des traitements aux jeunes trans. Mais d’une part, ceux-ci sont administrés dans de très rares cas, les enfants trans étant plutôt dans des démarches de transition sociale : ils et elles changent de prénom, de vêtements, de coupe de cheveux. Et d’autre part, ces traitements sauvent la vie des enfants trans car, en retardant les effets de la puberté par exemple, ils réduisent les angoisses et le mal-être des adolescents. Il y a un consensus scientifique qui montre les effets positifs de cet accompagnement sur la santé mentale des jeunes trans, et leurs effets sur la réduction des états dépressifs et les taux de tentatives de suicide2.

Les professionnels de santé qu’on retrouve dans le rapport de la sénatrice Eustache-Brinio sont connus pour leur transphobie et/ou leur pratique des thérapies de conversion3. Comme Kenneth Zucker, un psychologue américano-canadien dont le service a été fermé pour manquements à l’éthique médicale en 20154 ; ou Lisa Littman, connue pour avoir inventé la “dysphorie de genre à apparition rapide”, une théorie qui consiste à dire que les jeunes trans seraient “contaminés” par la transidentité sur les réseaux sociaux, et qui a depuis été largement réfutée5. Enfin, on rappelle qu’aussi bien les bloqueurs de puberté que les chirurgies de réductions mammaires sont des traitements qui peuvent actuellement être prescrits à des enfants cisgenres [les augmentations mammaires sont d’ailleurs autorisées dès 16 ans, ndlr]. C’est une inégalité. »

Vous parlez d’une « instrumentalisation » par la droite et l’extrême droite des questions concernant les enfants transgenres ?

« C’est un peu la technique “du pied dans la porte” : commencer par les mineurs pour atteindre derrière les adultes trans. Le collectif Ypomoni, qui rassemble des parents opposés aux transitions de leurs enfants, l’a dit ouvertement : “tactiquement6”, il faut s’appuyer sur les enfants, mais le but c’est qu’il n’y ait pas de reconnaissance sociale de la transidentité, et de faire reculer les droits. C’est ce qu’on a pu voir aux États-Unis ou en Angleterre. Pour ces militants transphobes, toute désobéissance au patriarcat et aux normes de genre doit être sanctionnée. Les féministes ont toujours lutté pour qu’à un sexe de naissance ne soit pas assigné un destin. Les personnes trans montrent qu’il n’y a ni fixité absolue des rôles de genre, ni naturalité du genre – et les transphobes ne peuvent pas le supporter. »

Comment comprendre ces attaques, et comment vous vous positionnez face à elles ?

« On est face à ce que j’aime appeler une “panique morale”. C’est un moment de crispation assez irrationnelle, sur quelque chose qui est présenté comme une intense déviation à la norme, qui mettrait en danger la civilisation, et à laquelle il faut apporter une réponse. Des paniques comme ça, il y en a toujours eu : sur Donjon et Dragon et le satanisme, contre le mariage pour tous·tes… Cela tient également au fait que les questions trans sont plus médiatisées qu’avant, qu’on ne les comprend pas toujours bien et qu’il faut y apporter des réponses claires. Avec Toutes des Femmes, notre stratégie, ce n’est pas de réagir aux attaques et à la haine mais plutôt de construire des liens avec le monde social et les militantes féministes. On organise des formations dans toutes les structures qui le demandent, à la fois pour expliquer ce sujet nouveau, informer sur les droits des personnes trans et la lutte contre la discrimination. On a choisi d’imprégner le mouvement social, à l’inverse des transphobes qui évoluent dans les sphères du pouvoir mais n’ont jamais eu de soutien dans la rue. Les deux premières mobilisations du mois de mai ont été préparées rapidement, mais il y a eu du monde. Et on voit des prises de position au-delà des réseaux féministes habituels, notamment au niveau de la Fédération syndicale unitaire (FSU), des syndicats et même des partis de la Nupes. »

Outre les partis politiques de droite, qui sont les acteur·ices de cette offensive anti-trans, et comment l’expliquer ?

« En France, même si Dora Moutot ou Marguerite Stern se font connaître, Éric Zemmour criait déjà depuis 2010 sa peur des trans. Le gros des bataillons des transphobes, c’est la droite catholique, la Manif pour tous, les réseaux SOS Éducation ou Parents vigilants… tout le mouvement conservateur qui a fait élire Fillon à la primaire des Républicains en 2016, puis soutenu Zemmour. Ils sont aujourd’hui rejoints par les réseaux qui se revendiquent “antiwokistes” : le Printemps républicain, l’Observatoire du décolonialisme, et quelques personnes féministes essentialistes proches de l’extrême droite… Ils agissent avec le soutien des lobbies intégristes chrétiens étasunien, comme Alliance Defending Freedom ou la Heritage Foundation. »

Pouvez-vous revenir sur le contexte de la circulaire 2021 de Blanquer sur les enfants trans ?

« La circulaire Blanquer, c’est un texte sorti après le suicide d’une jeune trans à Lille, maltraitée par la CPE de son établissement. Le texte venait répondre au besoin des équipes pédagogiques d’être formées à l’accompagnement des enfants trans, autour de l’usage de leurs prénoms par exemple. Depuis, on peut changer les prénoms sur des documents non officiels comme les bulletins à condition que les parents soient d’accord. Sauf qu’en impliquant les parents d’office, les enfants sont outés7. Et si l’enfant est dans une famille maltraitante, violente, ou qui n’accepte pas la transidentité, les enfants peuvent être mis en danger.8 »

Qu’en est-il aujourd’hui des thérapies de conversion ?

« Jusqu’en janvier 2022, il n’y avait pas de loi les interdisant. Mais si les dérives religieuses sont depuis mieux poursuivies par l’État, le texte reste insuffisant : c’est toujours des psys qui ont le pouvoir de décider qui est trans ou pas en prescrivant ou non des traitements. La proposition de loi au Sénat renforce aussi la psychiatrisation [en proposant “d’améliorer la stratégie nationale en pédopsychiatrie”, ndlr]. Le problème, c’est que la multiplication des rendez-vous médicaux fait passer la transidentité pour une pathologie et a pour effet de retarder le début de la transition en cherchant à soigner “la cause” de la transidentité de la personne. Alors que les souffrances et les difficultés mentales sont plutôt liées au rejet et à la transphobie subie à l’école et dans le cercle familial. En Angleterre, ils vont jusqu’à prescrire des antidépresseurs et des anxiolytiques aux adolescents trans, plutôt que de les laisser transitionner. Pour combattre ces méthodes, il s’agirait plutôt de favoriser l’autonomie des personnes trans face au corps médical, tout en luttant contre les discriminations dans la société. »

Quels droits ont été conquis ces dernières années, et comment ça se passe au niveau de l’accès réel à ces droits ?

« On a obtenu la dé-psychiatrisation, c’est-à-dire le retrait de la transidentité de la liste des maladies mentales en 2010. Niveau accès aux soins, on peut maintenant bénéficier du passage à l’affection longue durée (ALD), qui permet des remboursements et un suivi plus complet des parcours de transition, même si c’est loin d’être généralisé. Tous les généralistes et gynécologues pourraient prescrire les traitements, mais c’est encore difficile de trouver des soignant·es et des médecins formé·es acceptant de prendre en charge ces parcours. Certain·es sont ­harcelé·es ou poursuivi·es devant le Conseil régional de l’ordre des médecins (Crom) par les parents de personnes trans. Et les médecins non formé·es risquent d’être maltraitant·es. Face à ces difficultés, et au risque de violences, beaucoup de personnes trans se lancent dans leurs transitions en commençant par l’automédication.

L’autre enjeu, c’est le droit du travail. La Défenseure des droits a formulé des recommandations contre la discrimination dans l’entreprise et pour la prise en compte de la transidentité : le respect des prénoms, des pronoms, l’accès aux vestiaires… Cette discrimination génère une exclusion de l’emploi, alors que les personnes trans ont souvent un moins haut niveau de diplôme et de moins bons parcours à cause des discriminations subies lors des études et de la formation. Aussi, les droits des personnes trans sont attaqués comme ceux de toutes les personnes fragilisées par l’austérité à l’hôpital, les déremboursements massifs à la sécu, le manque de moyens et de personnel à l’école, les lois contre les squatteurs, les réformes du RSA… »

Et à l’échelle internationale ?

« Nos droits à la fois avancent, et reculent. Ces trois dernières années, le changement d’état civil sur simple demande a été conquis en Irlande, en Espagne et en Suède. Mais chaque avancée vers l’émancipation s’accompagne d’un retour de bâton, comme au Royaume-Uni, pays le plus toxique d’Europe sur les questions trans. En Hongrie, ils ont fait inscrire dans la Constitution le rapprochement entre genre et sexe biologique, et interdit les changements d’état civil. En Finlande, la droite et l’extrême droite ont réduit les possibilités d’accès aux transitions en augmentant la psychiatrisation et en compliquant les procédures obligatoires. » Aujourd’hui, quels droits restent-ils à conquérir pour les personnes trans ?

« On a lancé la campagne “Juge pas mon genre” pour le changement d’état civil sur simple demande [voir encadré]. Il y a des progrès : avant 2016, changer d’état civil impliquait une stérilisation ! Nous, on milite pour que ce droit soit aussi accessible aux mineurs et personnes sans papiers. Des luttes doivent être menées pour garantir la préservation des trimestres cotisés pour la retraite sur les anciens numéros de sécu. Il est temps d’obtenir le remboursement à 100 pour cent des frais de transition par la Sécurité sociale, sans intervention des mutuelles. On veut des moyens pour lutter contre les discriminations qui touchent l’ensemble de la communauté LGBTI. On doit interdire les mutilations sur les enfants intersexes. Enfin, nous voulons une politique qui ne soit pas répressive contre les travailleur·euses du sexe, car les personnes trans sont surreprésentées dans ce métier.

Si le gouvernement Macron excelle à récupérer les luttes féministes, comme celle pour la constitutionnalisation de l’IVG ou la PMA pour toutes, c’est parce que ça ne leur coûte rien d’avoir l’air progressistes en suivant le flot. Il ne faut pas oublier que ce sont seulement des droits partiels puisqu’il faut encore ouvrir la PMA aux hommes trans et l’usage de la méthode ROPA9 aux lesbiennes. Plus largement, nous revendiquons une liberté dans les expérimentations de genre. Que les personnes soient libres de transitionner et dé-transitionner, car celles et ceux qui sont revenus en arrière sont souvent heureux·ses d’avoir fait ces expériences-là. Le droit à l’autodétermination du genre, c’est l’émancipation de tous et toutes, pour que chacun·e soit maître·sse de ce qu’iel veut être. »

Propos recueillis par Léna Rosada Texte par L.R. et Livia Stahl
Un changement d’état civil sur simple demande

Depuis 2016, les mentions de sexe et de prénom sont modifiables sans obligations de traitement médical ou chirurgical : c’est la dimension sociale de l’identité qui prévaut à une demande de changement de la mention de sexe à l’état civil. Néanmoins, pour obtenir ce changement d’état civil, les personnes trans doivent passer devant des tribunaux. Une procédure lourde, longue et coûteuse, qui implique de s’outer devant la justice. Elle est souvent intrusive et humiliante, ce qui décourage les personnes trans à s’y lancer. Les militant·es demandent au contraire un changement d’état civil sur simple demande, libre et gratuite. L’objectif ? Alléger les procédures alors que « 99 pour cent des demandes finissent par être acceptées  »10, affirmer qu’il ne revient pas à un juge de se prononcer sur l’identité d’une personne, et réduire plus efficacement les discriminations.

Plus d’infos sur la campagne « Juge pas mon genre » de Toutes des femmes, sur jugepasmongenre.fr.

Violences transphobes

Selon le rapport 2024 de SOS homophobie*, la part de témoignages d’agressions transphobes sur l’ensemble des agressions anti-LGBTI progresse chaque année et devient le deuxième pôle de violences LGBTI le plus important, après la gayphobie. La transphobie, lorsqu’elle cible un individu, touche surtout les plus jeunes : 23 % ont moins de 18 ans et 46 % ont entre 18 et 34 ans. Ces violences se caractérisent principalement par de la haine en ligne (25 %).

*sur 500 témoignages rapportant des faits de transphobie à SOS homophobie

Faustine Jacquot

1 Plus d’infos sur leur site :toutesdesfemmes.fr.

2 Selon une étude danoise nationale, les personnes transgenres sont 3,5 fois plus susceptibles de se suicider que les personnes cisgenres. « Transgender Identity and Suicide Attempts and Mortality in Denmark », 27/06/2023, disponible en ligne : pubmed.ncbi.nlm.nih.gov.

3 Pratiques de nature diverse fondées sur la croyance que l’orientation sexuelle, l’identité et l’expression de genre d’une personne peuvent et devraient être changées pour un retour à la norme cisgenre ou hétérosexuelle.

5 Voir par exemple la déclaration cosignée par 120 organisations « CAAPS Position Statement on Rapid Onset Gender Dysphoria (ROGD) » du 27/06/2021 qui demande l’arrêt de l’usage de cette théorie dans un contexte diagnostic.

7 Outer, de l’anglais « faire sortir » du placard : forcer une personne à révéler son identité de genre alter-sexuelle ou son orientation sexuelle.

8 Dans son rapport de 2024, SOS Homophobie note que près d’une personne trans sur dix est victime de transphobie dans son milieu familial ou l’entourage proche.

9 La ROPA (Réception d’ovocytes issus de la partenaire) est un traitement de PMA pour les couples de femmes : l’une fournit ses ovules tandis que l’autre porte la grossesse.

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Cet article a été publié dans

CQFD n° 231 (juin 2024)

Dans ce numéro de juin, on écoute le vieux monde paniquer. On suit les luttes des personnes trans pour leurs droits, on célèbre la mort de Jean-Claude Gaudin, et on s’intéresse à la mémoire historique, avec l’autre 8 mai en Algérie. Mais aussi un petit tour sur la côte bretonne, des godes affichés au mur, de la danse de forêt et un aperçu de l’internationalisme anarchiste. Bonne lecture !

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