Archives LGBTQI+

Mémoires queers à reconquérir

À Marseille, l’association Mémoires des sexualités centralise les archives de personnes LGBTQIA+, leurs bibliothèques et leurs objets intimes. Sa mission ? Constituer un patrimoine culturel commun des sexualités minorisées et s’en servir ! Rencontre.
Jo Orsat

Dans le petit appartement marseillais qui tient lieu de local à l’association Mémoire des sexualités, ça déborde. Des cartons d’archives personnelles en tous genres s’empilent jusqu’aux plafonds : paperasse militante, programmation culturelle, lettres, affiches, fanzines et bouquins qu’on a très envie d’ouvrir : « Sexe et Graffiti », « La bataille pour le PACS », « Dictionnaire de l’homophobie », « LGBT Formations », « Prides et marches »… Sur un panneau en bois ont été respectueusement cloués une dizaine de godes. Ça change des rayonnages de la médiathèque municipale. Ça grouille aussi de bénévoles, venu·es organiser un week-end de rencontre du réseau associatif des Bibliothèques et centres d’archives LGBTQIA+ de France : Big Tata1. «  Le sol risque de s’effondrer ! » rigole à moitié Fred, chargé de coordonner les journées, en regardant les échafaudages aux fenêtres et les participant·es se presser autour de la table centrale. Dans la curiosité et l’excitation générale, iels se préparent à partager ces archives avec les autres membres des collectifs Big Tata. Mais ces rencontres seront aussi l’occasion de débattre de l’enjeu politique du réseau : la réappropriation de leur histoire et de leur culture par les premièr·es concerné·es.

Défendre son héritage

L’idée de constituer et de conserver un « patrimoine culturel » des minorités sexuelles est portée dès les années 1970 par le réseau des Groupes de libération homosexuels (GLH), avant la crise du sida. Une première association Mémoire des sexualités2 (à l’époque « Mémoire des homosexualités ») est créée à Paris en 1984, puis une seconde à Marseille en 1989. Rapidement, l’association parisienne a besoin d’un local pour stocker ses documents et les ouvrir à la consultation publique. Mais la mairie de Paris, quoique toujours prompte à s’afficher dans les cortèges des Prides, n’a jamais daigné lui fournir ces « conditions matérielles d’existence ». Même obstination du côté de la ville de Marseille, qui continue de cantonner l’activité de Mémoire des sexualités au portefeuille de la « lutte contre les discriminations » et non à celui dédié au patrimoine. « Alors que les budgets sont incomparables ! s’énerve Fred. Il n’y a aucune raison pour que l’église des Réformés ait trois millions d’euros de la ville et 11,4 millions du département, et que nous, on reçoive 17 000 euros de la ville et seulement 1 000 euros du département. » Après une petite digression (bienvenue) sur les dérives publiques de pinkwashing, et d’homonationalisme3, il reprend : «  C’est volontaire : ne pas rentrer dans les notes de cadrage, c’est une manière de nous canaliser, de nous faire baisser nos ambitions. » Et ça marche : faute de moyens, l’association périclite à Paris. À Marseille, elle s’en tire surtout grâce au mécénat ou aux dons privés.

Les archives publiques, quant à elles, sont incapables d’avoir une politique de collecte décente de ces documents et se montrent plutôt passives. Pourtant, il y a urgence : « Par manque d’intérêt de l’État et par retard au démarrage de groupes militants LGBT français, il y a eu des pertes et une dynamique d’appropriation privée de ces archives qui font qu’on a plus de chances de les retrouver dans les fonds d’une riche université, chez un collectionneur privé ou dans une vente aux enchères, raconte François. Pour que les archives nationales finissent par héberger celles d’Act-up4, il a fallu un appel à l’aide sans quoi tout se perdait.  » En outre, les archives publiques refusent souvent les dons privés ou bien n’en prennent qu’une partie parce qu’elles ne prennent pas les objets qui, par exemple, vont aux musées… «  Alors que nous on garde tout, même les godes !  » se félicite Fred. Face à ce mépris institutionnel, des militant·es queers ont décidé d’investir Mémoire des sexualités et d’encourager la multiplication d’autres centres d’archives et de bibliothèques autogérés partout en France : le réseau Big Tata.

À l’horizontale

Contrairement aux archives généralistes, Mémoire des sexualités et les collectifs Big Tata sont entièrement dédiés à la gestion des fonds LGBTQIA+. Iels veulent y rassembler tout le patrimoine culturel et combatif des minorités de genre et sexuelles : archives personnelles, mémoires collectives, bibliothèques, films, accessoires ou vêtements.

« Nous agissons vraiment dans l’idée de faire de ces ressources des “communs” et de les sortir complètement de toute forme de spéculation économique et scientifique »

Pour cela, iels vont déployer leurs réseaux et aller le chercher directement chez les collectifs dont iels connaissent les luttes. Autogestionnaire, leur démarche est aussi participative. « Nous invitons nos contemporain·es à créer des matériaux autour des archives », explique François. Il en va ainsi d’un atelier, organisé lors du week-end de rencontres nationales Big Tata intitulé « Création de fanzine et archives au présent ». Les participant·es y sont invité·es à composer un fanzine à plusieurs à partir de trois souvenirs constitutifs de leurs vies queers. « Nous agissons vraiment dans l’idée de faire de ces ressources des “communs” et de les sortir complètement de toute forme de spéculation économique et scientifique  », appuie François.

En effet, reprendre le contrôle sur la collecte des archives, c’est aussi permettre leur transmission à tous les publics. « Par exemple, l’accès à l’inventaire des collections [LGBTQIA+] du Mucem n’est pas consultable en ligne, il faut aller sur place, se désespère François. Comme elles touchent à la sexualité et parfois à la santé, elles sont considérées comme des données personnelles sensibles par le RGPD5. Sans concertation avec les personnes concernées et sans examen précis de ces données, des fonds entiers peuvent être rendus indisponibles à la communication pendant plusieurs décennies. Pour bénéficier d’une dérogation, il faut par exemple être un chercheur rattaché à un laboratoire et justifiant d’un projet de recherche…  ». Derrière la réappropriation de ce patrimoine par les personnes concernées, il s’agit donc pour les collectifs Big Tata « d’avoir une manière qui est la nôtre de définir une politique d’archive. Nous sommes les plus à même de comprendre ce qu’il y a dans ces fonds, les enjeux de leur conservation et de leur transmission. Il faut qu’on soit en pleine possession du sujet  », maintient Julou. Reprendre ce qui nous appartient, et s’en servir.

S’approprier une histoire intime et collective

Parcourir ces archives, c’est découvrir des fragments de vies queers passées et trouver un écho à son propre vécu. On y voit aussi bien des transcriptions de groupes de paroles sur le sadomasochisme lesbien que des photographies de vacances de couples gays. « Les albums de famille et les archives personnelles du quotidien sont autant de manières de retrouver des modèles qui nous précèdent et qui ne sont pas les modèles hétérosexuels », raconte Fred. Ce rapport à l’intime comporte une « dimension émotionnelle » forte qui répare et contribue à créer un sentiment d’appartenance et de filiation aux généalogies LGBTQIA+. « Il y a vraiment ce truc de retrouver ce grenier qu’on n’avait pas dans sa famille hétéroclassique et, du coup, se retrouver soi », poursuit-il.

Ces sexualités sont encore l’objet de nombreux combats. On remarque alors les photos de manifs, les tracts militants et les comptes-rendus de réunions qui organisaient des actions pour l’obtention de droits dans les domaines de la santé (notamment contre le VIH), de la famille, du travail, et des droits civiques. Un des objectifs du réseau Big Tata est d’en faire des « archives vivantes ». « Il y a l’idée de ne pas laisser s’éteindre le flambeau de certaines luttes […] dans une période où certains voudraient seulement voir qu’on a des acquis sociaux, et seraient même capables de dire qu’on nous les a donnés, ces droits, ou encore que ça devient un peu mainstream d’être gay. On veut pouvoir documenter les [batailles] passées, la diversité des courants, des radicalités et des stratégies. » La mémoire est précieuse, parce qu’elle est aussi un outil des luttes à venir : « On veut donner à d’autres et à nous-mêmes les moyens d’analyser les échecs passés pour ne pas les répéter, pour faire attention aux alliances qu’on peut passer et prendre du recul  », complète Julou. Et cette mémoire-là, on ne la veut pas aux mains de l’État.

Par Livia Stahl

1 Voir leur site :bigtata.org.

2 Plus d’infos sur :memoire-sexualites.org.

3 Instrumen­talisation des luttes LGBT par des idéologies d’extrême droite à des fins racistes, en particulier contre l’Islam.

4 Act Up Paris (AUP) est une association militante de lutte contre le sida, issue de la communauté homosexuelle, créée le 9 juin 1989.

5 Le « RGPD », règlement général sur la protection des données encadre la collecte, la conservation et la circulation des données relatives à la vie privée des personnes ressortissantes de l’Union européenne.

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Cet article a été publié dans

CQFD n° 231 (en kiosque)

Dans ce numéro de juin, on écoute le vieux monde paniquer. On suit les luttes des personnes trans pour leurs droits, on célèbre la mort de Jean-Claude Gaudin, et on s’intéresse à la mémoire historique, avec l’autre 8 mai en Algérie. Mais aussi un petit tour sur la côte bretonne, des godes affichés au mur, de la danse de forêt et un aperçu de l’internationalisme anarchiste. Bonne lecture !

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Paru dans CQFD n° 231 (en kiosque)
Par Livia Stahl
Illustré par Jo Orsat

Mis en ligne le 14.06.2024