Dans les archives de l’antimilitarisme

Ce qui se cache sous l’uniforme

Dans Le Soldat Loup-Garou, une brochure publiée en 1848, Ernest Lebloys livre une critique atemporelle de l’armée et de la guerre. Alors largement diffusée auprès des ouvriers et des paysans, cette fable témoigne de l’horreur de la conquête coloniale de l’Algérie et de la répression des révoltes ouvrières des journées de juin 1848.

Écrite il y a presque deux siècles par le journaliste Ernest Lebloys, Le Soldat Loup-Garou est une nouvelle qui sonne comme un cri du cœur : celui d’un jeune paysan, appelé sous les drapeaux pour sept longues années de service militaire. Publiée à l’aube de la IIe République, son auteur y joue avec les imaginaires et les contes populaires de la France provinciale du XVIIe siècle, pour livrer une critique brûlante de l’armée et défendre en sous-texte l’idéal d’une « République sociale ».

Commençons par l’histoire telle qu’elle est racontée. Après plusieurs années mobilisé au front, Jacques rentre au pays. C’est l’automne, un soir de veillée, et les villageois·es sont réuni·es pour peler les châtaignes en écoutant des contes. Le père Léonard relate une fable fantastique sur les loups-garous, ces hommes condamnés à se transformer en bêtes les nuits de pleine lune. Soudain, la nouvelle bascule : «  Que diriez-vous, mes amis, si je vous disais que je crois que je l’ai été et que je ne suis pas sûr de ne pas l’être encore ? » demande Jacques à l’assemblée. Interrompant les contes, il témoigne de ses terribles années comme troupier. «  On me donna à moi aussi une espèce de peau rouge et bleue ; et, chose étrange, il me sembla que je commençais à être moins homme là-dedans que sous mes anciens habits. »

« Les loups-­garous ordinaires redeviennent hommes le jour, et moi, je ne le redevenais que la nuit, quand j’avais quitté cette méchante peau ».

La peau du loup-garou, c’est l’uniforme de l’armée. Et le monstre ainsi fabriqué, soumis à une discipline militaire particulièrement violente, où toute rébellion est passible de peine de mort, est tenu d’obéir à «  la Voix  » désincarnée de la hiérarchie : « Vous avez entendu, paysans, bêtes brutes ! […] Vous n’avez plus de volonté que celle de vos chefs, qui eux-mêmes n’ont que celle de leur commandant supérieur. Obéissez à la Voix […] Sinon (vous venez de l’entendre, et on vous le relira tous les jours, afin que vous ne l’oubliiez pas une minute), mort, mort, mort ! » À la lueur du feu de cheminée, Jacques met des mots sur la guerre et les atrocités qu’il a lui-même commises. « J’étais possédé. Les loups-garous ordinaires redeviennent hommes le jour, et moi, je ne le redevenais que la nuit, quand j’avais quitté cette méchante peau  ». L’image est puissante, le langage, accessible, la critique, à peine voilée. « C’est un modèle de propagande, qui a recours aux cultures magiques des campagnes pour s’adresser aux paysans et aux soldats  », détaille Vincent Robert, historien et spécialiste des cultures populaires de l’époque1.

Le texte est d’abord publié par le journal Le Peuple en 1848, et s’écoule entre 30 000 et 40 00 exemplaires, un chiffre conséquent pour l’époque. Il est vendu pour un sou, soit 5 centimes. « Un prix que tout le monde peut se permettre, pensé pour une diffusion large », continue Vincent Robert. D’Ernest Lebloys, on sait relativement peu de choses. Fils de médecin du Limousin, il exerçait sans doute comme correcteur d’imprimerie, et était partisan du socialisme théorisé par Pierre Leroux, où les questions sociales et la pensée humaniste étaient centrales.

Sanglante conquête

Au-delà du premier sens de lecture qui transcende les époques, la critique englobante de l’endoctrinement et de la guerre, où « le devoir » des soldats est de tirer sans poser de question, la portée subversive du texte réside dans ce qu’il dénonce des évènements politiques du moment. À commencer par la guerre coloniale en Algérie, cette « terre brûlée que le soleil avait convertie en sable ».

Mémoire écrite des quarante ans de « pacification » qui ont suivi la sanglante conquête coloniale de ­l’Algérie2, Le Soldat Loup-Garou sensibilise ses lecteurs et lectrices métropolitain·es aux horreurs de la lutte antiguérilla et de ses attaques contre les populations civiles. « Lebloys a recours à la mauvaise conscience possible de ses lecteurs, dont certains sont des criminels de guerre malgré eux, pour les inciter à aller vers un autre monde démocrate-socialiste », analyse Vincent Robert. Le récit est glaçant. Après avoir traversé la mer et le désert, Jacques arrive « à un village dont les maisons étaient de toile  ». On lui ordonne de faire feu sur les enfants, les femmes, et les vieux – alors qu’elles et eux aussi sont occupé·es à se raconter des histoires « assi[·se]s en cercle » dans un jeu de miroir avec la veillée paysanne. Assujetti, menacé, le soldat loup-garou finit par obéir et tuer celles et ceux en qui pourtant il se reconnaît. « Mais que nous ont-ils fait ? répondis-je en tremblant — Ce sont des Arabes. D’ailleurs, je crois que tu raisonnes [lui répond la Voix, ndlr]. Tire, où je tire sur toi. […] Je lâchai mon coup en fermant les yeux, car ils avaient beau être des Arabes, ils saignaient, ils criaient, ils souffraient comme nous…  »

Souvenirs de juin

Dans la dernière scène du récit, Jacques raconte comment il retraverse la mer avec sa garnison, jusqu’à la France, et une ville aux allures de capitale. «  Cette ville regorgeait de bonnes choses […] cependant les habitants de ses faubourgs […] étaient déguenillés, étaient maigres, étaient tristes !  » La Voix lui commande de tirer, à nouveau « Mais ce sont nos frères ! », tente-t-il d’opposer. « Ce sont des insurgés, […]Pas de raison et feu ! » Et les loups-garous de fusiller sans pitié, même les prisonniers·ères désarmé·es, sans autre forme de jugement.

Les exactions de l’armée n’ont pas lieu qu’à l’étranger. En 1848, protestant contre la fermeture des ateliers nationaux, qui les condamne au chômage et à la misère, vingt mille ouvriers et ouvrières parisien·nes se soulèvent. Une insurrection étouffée dans le sang : on estime à 5 000 le nombre d’insurgé·es tué·es pendant les combats, auxquels s’ajoutent environ 1 500 fusillé·es sans jugement, et 5 000 déporté·es en Algérie. Pour Marx, ces Journées de juin constituent « la première bataille de classe  » où s’affrontent une conception bourgeoise de la République3 et des idéaux ouvriers. Beaucoup, parmi les militaires qui répriment, sont des fils de paysans pauvres qui subissent leur conscription.

Beaucoup, parmi les militaires qui répriment, sont des fils de paysans pauvres qui subissent leur conscription

L’armée a alors recours au tirage au sort pour garnir ses rangs ; pour la paysannerie modeste, « trop pauvre pour [s]’acheter un homme » et envoyer un remplaçant, tirer le mauvais numéro est un drame qui éloigne les jeunes hommes du pays et de la ferme familiale. Ce mois de juin sanglant bouleverse la République naissante ; « la peur du rouge » et la perte de foi des Parisienne·s dans cette République qui massacre joueront pour beaucoup dans le coup d’État de 1851, et l’avènement du Second Empire de Louis-Napoléon Bonaparte.

Comme la grande, la petite histoire de notre soldat se termine mal. « La douleur, l’indignation rompirent un lien dans ma poitrine et dans ma tête.  » Incapable d’achever les insurgé·es, Jacques lâche son fusil. Il refuse de tirer. Il déserte, il s’enfuit. Il témoigne. Mais à la porte de la veillée résonnent les cliquetis des sabres des gendarmes. Ils sont venus chercher le déserteur. Lebloys lui fait conclure l’histoire sur des mots d’adieux, dernier message d’un homme qui embrasse sa liberté retrouvée et qui préfère mourir que de se remettre à marcher au pas : « Adieu, mes bons amis, adieu pour toujours ; car personne ne sera plus maître de mon corps ni de mon âme. La mort délivre comme disaient les frères qu’on m’a fait tuer. »

Par Léna Rosada

1 Voir « Le premier brûlot antimilitariste : Le Soldat Loup-Garou, d’Ernest Lebloys », dans À bas l’armée ! L’antimilitarisme en France du XIXe siècle à nos jours, éd. de la Sorbonne, 2023.

2 La colonisation de l’Algérie débute en 1830, sous la monarchie de Juillet, et les territoires algériens sont officiellement annexés en 1847 avec la création des départements de l’Algérie française.

3 « Juin 1848 : la première bataille de classes ? », Les grandes décisions de l’histoire de France, Perrin, 2018.

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