L’armée des mots contre celle des morts

En Algérie, « on assiste à une reconquête poétique de la rue »

Entretien avec Sarah Haidar, jeune écrivaine algérienne libertaire et féministe, souffleuse de braises ravie de voir le feu se propager.
Par Pole Ka

Cet entretien est la version allongée d’une interview publiée dans le numéro 175 de CQFD, dont le dossier est consacré à l’Algérie et à ce qui y bout.

Au moment de reposer La Morsure du coquelicot, le regard s’égare, scrute la pièce à la recherche d’une arme, d’une barricade, d’un poème Molotov. De ce roman balistique décrivant un pays en pleine insurrection, on voudrait prolonger la portée. Car l’insurrection qui s’y déroule a un aspect universel, magnétique. La faute à Sarah Haidar dont c’est le cinquième livre, et qui souffle de sa plume écorchée un zéphyr incandescent, hymne à « cette terre en éternelle gestation » qu’est l’Algérie.

Sorti en 2016 à Alger, le livre a été publié en France en 20181. Comme un prélude à ce grand vent contestataire qui agite depuis quelques semaines les rues algériennes. Anarchiste revendiquée, Sarah Haidar est évidemment de la partie, elle qui court de manifestation en manifestation, l’espoir aux aguets. Réalisé mi-mars, cet entretien décrypte l’ébullition ambiante.

Vous revenez de votre quatrième vendredi de manifestation. En quoi différait-il (ou pas) des précédents ?

« Depuis le 22 février, Alger, comme des dizaines d’autres villes du pays, vit au rythme d’une contestation dont le point d’orgue est le vendredi de chaque semaine. Pour cette journée du 15 mars, la différence réside peut-être dans cette impression qui n’a rien d’empirique d’une augmentation sensible du nombre de manifestants, d’une certaine “parité des sexes” dans la morphologie contestataire et d’une détermination accrue quant au refus catégorique des propositions du pouvoir en place dont on exige la disparition. La différence fondamentale consiste également en un certain assouplissement des pratiques des forces de l’ordre, lié sans doute au fait que la plupart des manifestants évitent les cibles sensibles (le palais présidentiel, le palais du gouvernement, le Conseil constitutionnel). Les violences policières n’ont pas entièrement disparu pour autant : hier, les secouristes bénévoles et les pompiers s’affairaient à soigner quelques blessés.

Enfin, j’ai remarqué récemment que des appels se multiplient sur les réseaux sociaux pour “déléguer” un groupe de représentants du mouvement, ce qui serait à mon avis une dramatique erreur car il est beaucoup plus facile d’infiltrer, affaiblir, diviser, corrompre, voire briser une révolte quand elle est prise en main par une poignée de personnes chargées de négocier avec le système en place. »

Malgré la répression terrible qui est au cœur du roman, La Morsure du coquelicot associe l’insurrection à une certaine sensualité, à un réveil de corps et d’imaginaires jusqu’ici engourdis – « l’essence strictement lyrique de [notre] insurrection ». C’est quelque chose que vous retrouvez dans ces manifestations ?

« Le contexte est complètement différent. La Morsure du coquelicot est une fiction d’anticipation qui relate une insurrection venue comme une réaction de survie face à une dictature sanguinaire et sadique. Mais il est vrai que depuis le 22 février, j’ai l’impression qu’on a renoué avec une sensualité politique dont on avait oublié le goût : occuper un espace public, jadis corps-tabou, plaisir interdit, sanctuaire réservé à une police omniprésente et à des passants mélancoliques et fatigués. Aujourd’hui, on assiste en effet à une reconquête poétique de la rue, comme quand on découvre son propre corps et ses talents pour la jouissance après des décennies d’apprentissage de la pudibonderie et de la chasteté ! »

Il y a un gouffre entre les samedis « Gilets jaunes » et les vendredis algériens, que ce soit dans l’action ou dans la répression. Qu’est-ce qui explique ce relatif pacifisme des manifestants ?

« Il s’agit là encore d’une généalogie contestataire complètement différente. Je n’ai jamais cru aux distinctions fondamentales que beaucoup établissent entre ces pseudo-“États de droit” tels que la France et les États policiers comme l’Algérie. Le fait est que la nature du pouvoir et la culture de la répression sont les mêmes chez les deux modèles. La différence est seulement de façade : l’État français n’a pas hésité à recourir à une répression féroce dès que la contestation est devenue une menace à l’ordre ultralibéral et déshumanisant qui humilie, asservit et assassine des centaines de milliers de personnes depuis des décennies et qui atteint son paroxysme avec le système Macron. Cette violence structurelle suscite et justifie la violence des manifestants, et notamment les Black Blocs qui ont compris depuis longtemps la nature brutale du système et la nécessité de lui répondre avec son propre langage.

En Algérie, il est clair que le caractère pacifique du mouvement du 22 février semble, lui aussi, constituer une réponse à un système qui a toujours instrumentalisé la violence à son profit afin de décrédibiliser toute velléité de contestation et imposer un ordre policier et liberticide. Or, ces millions d’Algériens qui sortent chaque vendredi veulent démontrer au pouvoir en place, mais aussi au reste du monde, qu’ils ont affaire à une société politisée, consciente, lucide et désireuse d’une transition sans trop de dégâts.

Cela dit, cette démarche pacifiste ne doit pas nous contraindre à criminaliser ou exclure ces quelques centaines de jeunes manifestants, issus pour la plupart des quartiers populaires, qui mettent un point d’honneur à atteindre le palais présidentiel (cible initiale des manifestations avant qu’elle ne soit abandonnée par la majorité des marcheurs) et qui sont systématiquement réprimés par les forces anti-émeutes, faisant de nombreux blessés et un mort. Il faut comprendre que ces jeunes étaient et sont encore aux avant-postes de la protestation ; je dirais même qu’ils en sont les pionniers. Car le 22 février, la morphologie de la manifestation était totalement différente de ce que vous pouvez voir aujourd’hui sur les images d’Épinal : quand la classe moyenne, les intellectuels et les “belles gueules” hésitaient encore à rejoindre le mouvement, ils sont sortis, eux, sans savoir s’ils allaient rentrer vivants !

Ce sont des personnes qui, pour la plupart, subissent depuis vingt ans cette violence structurelle dont je parlais plus haut. Un d’entre eux m’avait dit lors de l’émeute du 1er mars dernier : “Aussi loin que remontent mes souvenirs, je suis harcelé par la police sous n’importe quel prétexte : assis au pied de mon immeuble avec mes potes, sortant du stade, marchant dans la rue la nuit, etc. Fouilles au corps, contrôles d’identité, réprimandes et insultes sont systématiques !”.

Comment oserais-je alors, moi qui n’ai jamais connu ce quotidien fait d’humiliations et de délits de faciès et de jeunesse, donner des leçons à ces personnes ? Plutôt que de les blâmer et de leur accoler les pires épithètes d’un mépris de classe intériorisé, il faut juste se mettre à leur place et saisir enfin le sens profond, concret et épidermique du mot “indignation” ! »

Outre la récupération politicienne, qu’est-ce qui pourrait mettre en péril le mouvement ?

« Comme dans toute rupture avec un ordre établi, les scénarios sont multiples. Les réactions du pouvoir en place renseignent en tout cas sur sa ferme intention de se maintenir, ce qui était prévisible malgré l’optimisme excessif qui a dominé les esprits lors des premières marches. Par ailleurs, il me semble que le péril principal qui guette le mouvement est malheureusement le même qui a fini par défigurer toutes les révoltes justes de l’Histoire récente : un simulacre de changement traduit cependant par la reproduction d’un même système de domination, d’exploitation et d’oppression. Toutes les figures que les uns et les autres proposent pour mener la transition et incarner l’Algérie de demain ne m’inspirent que méfiance et désenchantement : ce ne sont ni plus ni moins que des femmes et hommes politiques ambitieux qui n’ont aucune intention de remettre en cause l’origine du problème : la démocratie verticale.

Or, le mouvement est l’incarnation même d’une capacité d’organisation et de gestion horizontales, d’une possibilité extraordinaire de démocratie directe. Pourquoi alors confier la victoire (si victoire il y aura) à un énième groupe dominant qui, même s’il recourt à la cosmétique occidentale d’une pseudo-démocratie (liberté de rassemblement, liberté d’expression, État de droit, etc.), s’inscrira toujours dans une logique autoritaire ? – c’est-à-dire : la gouvernance ! »

« Mon pays est une simple hypothèse […]. C’était le lieu de tous les possibles, une folie lyrique, un cauchemar fabuleux », écrivez-vous dans La Morsure du coquelicot. Et pourtant, vous ne nommez jamais ce « pays ». Pourquoi ne pas donner ces repères alors même que le livre contient de nombreuses références à la Kabylie et à l’Algérie ? Est-ce une volonté d’universaliser l’insurrection décrite ? De refuser l’assignation géographique et culturelle ?

« En effet, j’ai toujours considéré que l’assignation géographique en littérature brime l’imaginaire et la liberté de l’auteur mais aussi ceux du lecteur. Il y a quelque chose d’inutile, voire d’inutilement pédagogique, dans la volonté de donner une identité nationale à un roman. Tous mes écrits témoignent de ce désir apatride, et La Morsure du coquelicot me paraît, probablement plus que les autres, le texte où il ne faut surtout pas s’enfermer dans le conjoncturel et le territorial. J’éprouve évidemment un certain plaisir à distiller des indices qui renvoient à un contexte local mais sans jamais en faire le cadre exclusif du roman. Par ailleurs, il me semble que le cœur du propos n’est autre que ce désir libidinal, vital et incontrôlable de liberté face à un Pouvoir politique et à un ordre social dont on a compris qu’ils s’érigent et se renforcent sur les ruines de nos corps et de nos consciences. Cette situation concerne malheureusement la plupart d’entre nous, qu’on soit Algérien, Français, Malgache ou Japonais ! »

Il y a une violence dans votre écriture, qui n’a rien de complaisante. Virgules en trombe 2 par exemple est parfois difficilement soutenable. Idem pour les scènes de torture dans La Morsure du coquelicot. C’est une manière d’éviter la facilité ? De se confronter au pire pour pouvoir envisager le meilleur en négatif ?

« Il est difficile pour moi d’analyser ce parti pris pour la violence sans tomber dans l’intellectualisation ou la rationalisation à deux balles ! Lorsque j’écris, il s’enclenche quelque chose de parfaitement épidermique, irrationnel et sanguin en moi. Je n’envisage pas l’écriture en dehors de cette bataille amoureuse avec les mots, le sens et les sens. Évidemment, je pense que beaucoup de choses s’extirpent de mon inconscient et de mon ADN traumatique individuels et collectifs et viennent se greffer à une écriture qui se veut déjà amorale et marginale. Et puis, il me paraît essentiel pour un écrivain d’explorer le sous-terrain, les choses dissimulées, exclues, par on ne sait quelles lois tacites, du domaine du beau et de la création.

Enfin, j’aime aussi ce huis clos tendu avec un lecteur inconnu où chacun de nous, dans la complicité, la honte et le plaisir, apprend à interroger ses recoins les plus sombres et à ressentir de l’empathie, voire de la fraternité, envers les “monstres” qui peuplent mes romans. »

J’ai l’impression que vous ne différenciez pas littérature et politique, que dans vos livres ces deux domaines s’inscrivent dans une même pulsion primale, ramenée au corps, aux tripes, à l’élan vital. C’est assez rare, non ? Et ça m’interroge : qu’est-ce qui vous a poussée à écrire, au début ? Une pulsion politique ou poétique ?

« Pour tout vous dire, je n’ai jamais ressenti la nécessité de labelliser mes écrits ou d’en définir la nature profonde. Je sais seulement que ce caractère pulsionnel, primal et charnel a toujours représenté pour moi la qualité intrinsèque de l’écriture qui s’émancipe ainsi des codes et “règles” établis par une logique commerciale ou récréative.

Quant à la présence du politique, elle est beaucoup plus caractéristique dans La Morsure du coquelicot puisque le propos y est essentiellement libertaire, mais il était hors de question pour moi de verser dans une écriture tractée ou un discours direct (tueurs de littérature). La politique devait donc s’élever au rang du poème et, en même temps, plonger dans les tréfonds du drame humain afin de mériter son entrée dans le roman. Ce qui m’amène à vous répondre que la pulsion première qui m’a poussée vers l’écriture était évidemment poétique. »

Propos recueillis par Émilien Bernard

La version originale de cet entretien a été publiée sur papier dans le numéro 175 de CQFD, paru en kiosques le 5 avril et dont le dossier central est consacré au Printemps algérien.

Voir le sommaire détaillé du numéro complet.


Dans le dossier « Algérie »


1 Paru en 2018 aux éditions Métagraphes, le livre La Morsure du coquelicot est republié cette année par les éditions Blast.

2 Sorti en 2013 en Algérie, ce texte a été republié fin 2018 par les aminches de Libertalia.

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