« Women’s march » à Kuala Lumpur

Femmes, LGBT : malaise en Malaisie

À Kuala Lumpur, la marche des femmes du 9 mars a été interdite par les autorités. Ça n’a pas empêché une joyeuse troupe d’activistes féministes et LGBT de manifester, secouant un peu les mœurs d’un pays bigrement conservateur. Reportage.
Par Caroline Sury

Ce matin du 9 mars à Kuala Lumpur, la manif pour les droits des femmes a des airs de marche des fiertés LGBT, largement colorée en pourpre et arc-en-ciel. «  J’existe », « Homme gay malaisien » : les slogans n’ont l’air de rien mais sont une réponse directe au ministre du tourisme Mohamaddin Ketapi qui, quelques jours plus tôt, déclarait à la presse allemande qu’il « ne pens[ait] pas qu’il y a[vait] ça dans [s]on pays 1 ».

Il est vrai que les LGBT sont peu visibles en Malaisie. Peu de personnes dans les médias le sont ouvertement, les assos se cachent derrière des noms de code comme pink ou rainbow ; l’annonce de la soirée queer du jour circule avec beaucoup de précautions sur les réseaux sociaux, avec prière de ne pas la rendre publique et de ne pas prendre de photos sur place.

L’homosexualité prohibée

En mai 2018, pour la première fois depuis l’indépendance de la Malaisie en 1957, les élections ont porté au pouvoir un gouvernement d’alternance – dirigé par Mahathir Mohamad, déjà Premier ministre de 1981 à 2003 et aujourd’hui âgé de 93 ans : un changement dans la continuité. Mais le (léger) vent frais qui souffle sur le pays n’a pas concerné les personnes LGBT et l’été dernier a vu nombre de polémiques se déployer à ce sujet – autant de mauvaises nouvelles pour la communauté locale.

L’activiste LGBT Numan Afifi Saadan, qui devait être recruté dans le cabinet du tout nouveau et tout jeune ministre de la Jeunesse Syed Saddiq Abdul Rahman, a été lâché en juin dernier à la suite d’une campagne de presse homophobe2. Quelques semaines plus tard, parmi les portraits de la société civile malaisienne affichés dans une expo du Georgetown Festival, ceux de la femme trans Nisha Ayub et de l’homme gay Pang Khee Teik (le second arborant drapeau malaisien et rainbow flag) sont censurés à la demande du cabinet du Premier ministre3. En guise de protestation, Marina Mahathir, essayiste bien connue, fait enlever le sien. Elle est la fille du Premier ministre, lequel remet les pendules à l’heure à la rentrée en expliquant que l’homosexualité4 est un droit humain en Occident, pas en Asie, alors que ce sont les Britanniques qui les premiers ont criminalisé des pratiques sexuelles tolérées sur la péninsule…

L’homosexualité est toujours interdite par le droit civil comme religieux et réprimée, d’autant plus sévèrement dans les États de l’est du pays qui lorgnent sur la charia et infligent des châtiments corporels. En août dernier, deux jeunes femmes ont été jugées et frappées à coups de canne devant une centaine de personnes pour avoir « essayé d’avoir des relations sexuelles  » dans une voiture, ce qui a jeté un coup de froid auprès des lesbiennes et des gays du pays 5.

Islamiques injonctions

La marche des fiertés est (évidemment) interdite ? Qu’à cela ne tienne, c’est ce 9 mars qu’elle a lieu 6 ! Sont présentes des personnalités de la scène LGBT, une musicienne de Shh… Diam !, le groupe de rock dont le nom signifie justement « Tais-toi ! » 7, une artiste trans, Shika Corona 8 et tant d’autres qui participent à des groupes de soutien ou à des initiatives culturelles ou politiques diverses. Est-ce que la nouvelle Malaisie (Malaysia Baru), celle qui a surgi de l’alternance, traite bien les personnes LGBT ? Pour Shika, c’est pareil, rien n’a changé.

La même chose est vraie pour les droits des femmes, qui ne sont pas oubliés dans cette marche joyeuse sous un soleil de plomb, mais peinent à être pris en compte dans cette Malaisie un peu plus moderne. Pour Shamila9, une Malaise en couple avec une femme croyante et voilée, les deux animant un groupe de discussion pour femmes queer, le nœud du problème, celui dont découlent tous les autres, c’est la place de l’islam dans la société. Entre l’argent coulant à flots des pétro-monarchies arabes et la persistance des élites malaises à racialiser 10 les questions sociales et économiques dans un pays de large minorité chinoise (25 % environ), les électeurs et électrices malais•es musulman•es sont honteusement dragué•es par les politiques – ceux des États de l’Est, ruraux et conservateurs, comme ceux qui ont reçu à Oxford ou Cambridge une éducation élitiste parfaitement occidentale.

De cet islamisme découlent de pesantes injonctions sur l’habillement des femmes et particulièrement le hijab, qui font que les Malaises sont habituellement voilées, quelle que soit leur adhésion à cette pratique. La prostitution fait également l’objet d’une répression sévère, quand bien même les prostituées, femmes trans ou cis, feraient état de leur fréquentation assidue par de sévères ustaz et autres sages musulmans portant manches longues, barbe éparse et morale en bandoulière. À la manif, pas de polémique sur la reconnaissance sociale de la prostitution et tout le monde crie : « Sex work is work ». La situation est trop grave pour faire des chichis.

« Girls wanna have fun… damental rights »

« Girls wanna have fun… damental rights  », les filles veulent des droits fondamentaux, c’est le slogan qui s’affiche partout. Sur ce sujet aussi, le nouveau gouvernement démérite en se cachant derrière le fédéralisme pour refuser d’interdire le mariage des mineures.

En Malaisie la polygamie est autorisée, ainsi que le mariage des toutes jeunes filles. En juin dernier, l’histoire sur la côte est d’une fille de 11 ans mariée à un quadragénaire, déjà marié à deux épouses et père de petites filles ayant l’âge de sa troisième, a suscité la colère dans le pays11. Il n’y a pas de prohibition légale du mariage pour les mineures, c’est une institution islamique locale qui est censée encadrer la pratique : considérer l’âge de la mariée ou sa contrainte économique, par exemple, puisqu’en l’occurrence celle-ci était issue d’une famille malaise pauvre réfugiée de Thaïlande. Malgré cela, les autorités de Kuala Lumpur prennent avec des pincettes les affaires de l’Est, moins peuplé mais très remuant, dont les États sont souvent gouvernés par un parti malais d’opposition que la majorité Umno (le parti au pouvoir de 1957 à 2018) courtise quand elle a besoin de lui.

L’islam, enjeu politique plus que spirituel, est-il la seule raison de l’état assez mauvais des droits des femmes en Malaisie ? Shamila répond que non et les récits que font les lesbiennes chinoises dans le groupe de discussion ne témoignent pas de moins d’homophobie. Dans la manif, les marxistes sont aussi présents et expliquent consciencieusement la responsabilité du capitalisme dans tout ça. Ce ne sont pas les seuls hommes du cortège et beaucoup portent des calicots plutôt sympathiques : « Un homme de qualité, ça soutient l’égalité », «  Je suis malais et homme, je jouis de ces deux privilèges et à ce titre je dois témoigner ma solidarité avec les femmes, avec les minorités… et avec les autres en règle générale ». Étudiant•es contre le harcèlement sexuel à l’université, femmes handicapées, femmes malades mal prises en charge pour leurs maladies sexuées, femmes en mini-jupe ou en hijab (plus féministes que notre ministre de la Santé 12), tout ce monde est là pour ringardiser les machos du pays. Pourvu que ça marche !

Sila Bératour

4 « Malaysia cannot accept same-sex marriage, says Mahathir », Reuters.com (21/09/2018).

5 « Women caned in Malaysia for attempting to have lesbian sex », The Guardian (03/09/2018).

6 Selon Human Rights Watch, des personnes ayant organisé la marche ont depuis été convoqué•es par la police. D’autres racontent avoir été harcelé•es après leur participation à la manifestation.

9  Plusieurs prénoms ont été changés.

10 En Malaisie, être malais•e et musulman•e vont ensemble. La religion, l’identité ethnique et le droit sont pour ce groupe-là étroitement mêlés. Les personnes d’autres groupes n’obéissent qu’au droit commun.

11 « 11 and married : Malaysia spars over an age-old practice », The New York Times (29/07/2018).

12 Agnès Buzyn, le 26 février 2019, à propos du hijab de sport : « C’est une vision de la femme que je ne partage pas. En tant que femme c’est comme ça que je le vis. Tout ce qui peut amener à une différenciation me gêne [les jambes nues et épilées des ministres femmes sur la photo de groupe du gouvernement alors que celles de leurs collègues sont poilues et couvertes, par exemple ? NdA]. J’aurais préféré qu’une marque française ne promeuve pas le voile. »

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Paru dans CQFD n°175 (avril 2019)
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Par Sila Bératour
Illustré par Caroline Sury

Mis en ligne le 30.08.2019