Sous les pelouses, la plage
Alger United
« Nous exigeons un changement radical de système, non un changement de marionnettes. » Tracé à la hâte sur un drap blanc, le message a le mérite d’être clair. En ce soir du lundi 11 mars, une folle ambiance de stade gagne la place Audin, en centre-ville d’Alger. La banderole mutine est entourée de fumigènes rougeoyants et les bancs servent de gradins de fortune à des centaines de jeunes. Il y a quelques heures à peine, Bouteflika a renoncé à se présenter pour un cinquième mandat consécutif, tout en annonçant le report de l’élection présidentielle prévue le 18 avril.
Qu’importe l’ambiguïté de l’annonce, les supporters-manifestants savourent la soirée en scandant « Algérie, libre et démocratique ! » Les maillots et les écharpes du Mouloudia club d’Alger (MCA) et de l’Union sportive de la médina d’Alger (USMA) sont de sortie. Il faut dire que jeudi qui vient, les deux grands clubs de la capitale doivent s’affronter. Un clasico connu dans le monde entier pour ses tribunes bouillantes. Quand soudain les policiers anti-émeute pointent le bout de leur matraque, les jeunes protestataires s’évanouissent dans les rues alentour en un clin d’œil. Fin de la partie.
Le lendemain matin, un soleil de plomb écrase la pelouse synthétique de l’antique stade Omar-Hamadi, dans le quartier de Bologhine. Sur l’une des tribunes décrépites qui surplombent la Méditerranée, une imposante fresque rouge et noire : « Ici bat le cœur d’Alger. » Bienvenue en territoire USMA.
Une poignée d’adolescents trie avec paresse des feuillets de couleur. « On prépare le tifo 1 pour le match de jeudi contre le MCA au stade du 5-Juillet-1962 », explique Khaled 2, la clope au bec. Du haut de ses 16 ans, il ajoute : « Les supporters du Mouloudia, ce sont des blédards. Nous, les Usmistes, sommes pauvres, mais au moins, nous sommes toujours habillés élégamment, en rouge et noir. C’est pour ça qu’on nous surnomme les lachichi [beaux gosses]. » un de ses potes au visage poupin balance : « Ceux du MCA, on les appelle les harkis. Pendant la guerre de libération, nous, nous avons lutté contre les Français ! »
Situé alors au cœur de la Casbah, le siège de l’USMA a servi en effet un temps de repaire pour les fedayins 3. Yacef Saâdi, chef militaire FLN de la Zone autonome d’Alger, et Zoubir Bouadjadj, révolutionnaire algérien, membre du Groupe des 22 4, ont joué tous les deux sous les couleurs du club et y ont recruté des combattants. Une quarantaine de « martyrs de l’Indépendance » sont issus des rangs de l’USMA. Le MCA n’a rejoint la lutte que plus tard, après que le FLN eut imposé le boycott de toute compétition aux clubs de foot algériens en 1956. « Aujourd’hui, c’est nous les combattants contre le clan Bouteflika, conclut Khaled dans un sourire. C’est pour ça qu’on est chaque vendredi en tête de cortège dans les manifestations ! »
Depuis le 22 février, date de la première manifestation, la mobilisation des supporters de football ne faiblit pas. Dans les cortèges, leur présence en groupes organisés, arborant le maillot de leur équipe fétiche et entonnant avec vigueur des chants hostiles au pouvoir, a frappé les esprits. À Constantine, ils ont même été à l’origine des premières marches, encadrant et offrant des bouteilles d’eau aux manifestants.
« Une des étincelles qui a mis le feu aux poudres à Alger s’est produite mi-novembre, analyse Sofiane Baroudi, militant d’extrême gauche algérois. Lors d’une rencontre contre l’USM Bel-Abbès, les flics ont arrêté plusieurs dizaines de supporters du Mouloudia sans véritable raison. » La vidéo d’un jeune fan violemment tabassé par la police suscite alors une vague d’indignation dans tout le pays. « Deux jours plus tard, treize jeunes de Raïs Hamidou, un quartier populaire de la capitale, prenaient clandestinement la mer direction l’Italie, poursuit Sofiane. Seuls trois d’entre eux ont survécu au naufrage de leur embarcation. S’en est suivi une grande manifestation sauvage contre la hogra 5 réunissant des supporters et des habitants de Raïs Hamidou. »
Repris à tue-tête depuis 2018 par les supporters de l’USMA, La Casa del Mouradia est devenu l’hymne des manifestants à travers tout le pays. Le titre évoque la Mouradia (le palais présidentiel) et fait référence à La Casa de Papel, série espagnole qui met en scène une bande de braqueurs professionnels. Composée par le collectif de supporters apparentés ultras 6 Ouled el Bahdja (Les Fils de la Radieuse, surnom d’Alger), la chanson commence par décrire le quotidien de la jeunesse algérienne : « C’est l’aube et le sommeil ne vient pas. Je consomme [de la drogue] à petites doses. Quelle en est la raison ? Qui dois-je blâmer ? On en a marre de cette vie. » Puis la suite des paroles conspue sans ambages les quatre mandats de Bouteflika.
« Cette chanson raconte ce que pense la majorité des jeunes Algériens, avance Mehdi, Usmiste de 17 ans qui habite Aïn Benian, dans la banlieue ouest d’Alger. Depuis sa mise en ligne sur YouTube en avril 2018, elle a été vue quatre millions de fois. Dans mon lycée, elle est chantée par tout le monde : ça a fait le buzz et c’est tout naturellement que c’est repris en manifestation. »
Depuis quinze ans, le chant de stade est devenu un genre musical à part entière en Algérie, avec ses tubes et ses groupes. À l’instar de Torino, groupe de musiciens ultras du Mouloudia : ils ont lancé en début d’année le single 3am Saïd, critique acerbe du système judiciaire et du clan Bouteflika. Les supporters de l’Union sportive de Madinet El Harrach sont connus pour leur titre phare Chkoun sbabna ? (Qui est responsable de nos malheurs ?). La réponse est sans appel : « L’État. » Avant d’enchaîner : « Mon frère pourquoi pleures-tu ? N’est-ce pas ceux-là qui ont trahi les fellagas ? Laisse-moi fuir, même si je dois risquer ma vie. Les criminels, ce sont eux, mon ami ! » Créés en 2010, les Ouled el Bahdja demeurent les stars incontestables de cette scène, avec des cartons comme Qilouna qui dénonce la corruption ou Babour ellouh sur les harragas – les émigrants illégaux.
« Depuis les années 1980, les stades de football ont servi d’exutoire aux Algériens contre le pouvoir en place. Et il y a toujours eu en Algérie une tradition de chants contestataires de supporters, souligne Mohamed Brahdji, journaliste sportif. Aujourd’hui, ces chansons traduisent le désarroi et la soif de liberté de toute une jeunesse. »
Provenant en grande partie de la Casbah, quartier qui a vu naître le chaâbi algérien, les Usmistes se sont inspirés de cette musique arabo-andalouse et de la dimension contestataire du raï pour composer leurs propres chants. Dans un pays où 45 % de la population a moins de 25 ans, les ultras ont sublimé la condition morose des zawali, les jeunes marginalisés des quartiers populaires.
« C’est également l’anti-autoritarisme propre à la culture ultra qui a séduit la jeunesse, précise Sofiane Baroudi. Il y a quelques jours encore, les supporters du Mouloudia ont tous quitté leur tribune à la vingtième minute pour protester contre les vingt ans de pouvoir de Bouteflika. » Débarqué vers 2007 en Afrique du Nord grâce à Internet et aux réseaux sociaux, le supportérisme ultra a su organiser et donner une dimension politique au défouloir qu’étaient les tribunes algériennes 7.
J-1 avant le choc MCA-USMA. En ville, la rumeur circule qu’un tifo commun appelant à la fin du régime est en cours de confection par des supporters des deux clubs rivaux. D’autres assènent que la mort de Bouteflika sera annoncée aujourd’hui, afin d’annuler en même temps le derby et la manifestation du vendredi sous prétexte de deuil national.
« Je ne sais pas ce que va faire le pouvoir concernant le derby de demain, s’interroge Brahim, quinquagénaire habitant à Telemly, un quartier des hauteurs d’Alger. Ah Mouloudia, Mouloudia, Mouloudia... j’ai ça dans le sang depuis que je suis tout petit ! C’est un héritage de mon père et je l’ai déjà transmis à mon enfant. »
Si les rencontres MCA-USMA ont été baptisées « le derby des frères ennemis », c’est que les supporters historiques des deux clubs cohabitent dans les mêmes ruelles de la Casbah et de Bab-el-Oued. Et de nombreuses familles algéroises regroupent des fans des deux équipes. Le Mouloudia est toutefois le club le plus populaire d’Algérie avec cinq millions de supporters revendiqués – appelés « les Chinois » en raison de leur grand nombre. Les raisons de son succès ? Fondé en 1921 et surnommé « Le Doyen », le MCA a tout de suite incarné l’identité algérienne anticoloniale en devenant le premier club musulman du pays. Effrayées par ce club créé par et pour les Algériens, les autorités françaises obligeront même les équipes musulmanes à intégrer un quota de joueurs européens dans les années 1930.
À quelques encablures du stade Omar-Hamadi, une porte métallique standard ferme ce qui semble être un modeste débarras. Passé l’entrée, après un dédale d’escaliers délabrés, on arrive dans une large salle lumineuse dont une ouverture donne directement sur la mer. Une magnifique fresque en l’honneur du MCA orne un des pans de mur.
« Bienvenue à la Casa Verde, le siège des Ultras Verde Leone. Ici, pas de photo, pas de micro », lance mécaniquement Kacem, la trentaine, casquette vissée sur la tête. Après s’être enfilé un Coca et deux cigarettes, il enchaîne : « Le nom Mouloudia fait référence au Mawlid, la fête célébrant la naissance du Prophète. Quant aux deux couleurs du club, le vert et le rouge, elles symbolisent l’islam et le sang des martyrs. Nous sommes les porteurs d’une histoire de résistance que l’on se transmet de génération en génération. » Abdel, en survêtement Sergio Tacchini, complète : « Les Ultras Verde Leone sont le premier groupe d’ultras d’Algérie. Nous sommes nés en 2007 et nous nous sommes inspirés de l’Italie pour revenir aux sources mêmes de la culture ultra : chants rythmés par le tambour, banderoles en italien, anonymat des membres et surtout fidélité envers le club. Même au plus bas du classement, notre tribune était toujours pleine à craquer. »
Depuis quelques mois, les Ultras Verde Leone se sont mis en sommeil. Nul ne sait pourquoi, culture du secret oblige. Un autre groupe ultra, les Green Corsairs, a pris le devant de la scène. Réunis depuis 2012, ces supporters sont plus jeunes et surtout plus conflictuels que leurs aînés. Depuis peu, ils s’habillent tout en noir dans les gradins, façon Black Blocs. « À partir de 2016, face à la contestation croissante du régime dans les tribunes, il y a eu un tournant répressif envers les ultras, raconte Kacem. L’émeute de novembre dernier, durant un match contre l’USM Bel-Abbès, est venue du fait que les flics nous ont empêchés d’accrocher nos banderoles protestataires dans les gradins. »
Une nuit d’encre tombe sur la mer. Les volutes de fumée de cigarette saturent la Casa Verde tandis qu’une dizaine de Verde Leone échangent à demi-mot. « Demain il n’y aura aucun tifo de la part des supporters des deux clubs, affirme Kacem. Et nous irons manifester vendredi contre ce régime. Pas en tant qu’ultras, mais en tant qu’Algériens à part entière. Ultra, c’est le club avant tout. »
Jeudi 14 mars. En ce jour de derby, un vent froid souffle sur la baie d’Alger. Et les téléphones des supporters ne cessent de sonner. Certains craignent une intervention massive de la police pour une opération coup de poing à l’encontre des ultras. Depuis ce matin, un tract frappé du logo du MCA circule sur Internet et a été collé sur les murs de Bab-el-Oued : « On ne peut pas aller à une fête de mariage quand sa mère est malade. […] Boycottons les gradins dans l’intérêt du pays et celui du club. Nous demandons à tous les supporters de suivre une seule voie et de ne laisser aucune idée nous séparer. Nous supporterons l’Algérie demain dans les rues. »
Il est 17 h au stade du 5-Juillet-1962 quand le derby débute. Dans cette enceinte de 80 000 places à l’architecture oscillant entre l’arène soviétique et le bling-bling saoudien, les trois quarts des gradins sont cruellement vides. En revanche, la police anti-émeute est massivement présente dans les travées.
Quelques supporters épars du Mouloudia entament leur mythique « Bouteflika le Marocain [il est né à Oujda, au Maroc], pas de cinquième mandat ! » De l’autre côté de l’arène, plusieurs centaines de Ouled el Bahdja entonnent La Casa del Mouradia à l’entrée des joueurs. « Nous avons annulé le tifo qui devait être déployé, car la beauté des tribunes lors des précédents derbys algérois a été instrumentalisée par l’État pour montrer une image déformée de la réalité sociale algérienne, nous confient des fondateurs des Ouled el Bahdja. Nous nous contentons de chanter pour notre équipe, sans oublier de passer nos messages à ce système mourant. »
Durant les cinq dernières minutes du match, les tribunes des deux clubs clament en chœur des slogans contre le pouvoir. Le MCA emporte la partie deux buts à un. Mais au coup de sifflet final, les supporters du Mouloudia détalent du stade sans même profiter de leur victoire avec les joueurs. Chacun a déjà en tête la manifestation du lendemain contre le régime.
« Décisif ». C’est le mot à la bouche de tous les Algérois en ce 4e vendredi de marche contre le régime. Venus en famille ou avec leur quartier, hommes et femmes, enfants et vieillards, battent le pavé sur les principaux axes du centre de la capitale. Certains brandissent des cartons rouges à l’encontre du président. Sur des pancartes, on aperçoit Dora l’exploratrice demander « Où est Bouteflika ? Je ne le vois pas » et l’attaquant brésilien Neymar déclarer « J’en Neymar de vous ».
Au sein des cortèges, les ultras enchaînent comme un seul homme les chants de stade. Depuis quelques jours, les différents groupes ultras d’Alger se sont déclarés khoya khoya, c’est-à-dire « frères ». Les supporters du Mouloudia, de l’USMA, de l’Union sportive de Madinet El Harrach mais aussi du Chabab Riadhi Belouizdad ont mis temporairement de côté leurs rivalités footballistiques pour unir leur force contre le régime. « Après le départ total du régime, le plus grand défi sera de reconstruire le pays, se projette déjà Mehdi, le jeune supporter de l’USMA venu de la banlieue ouest. Cela ne se fera que si cette maturité qu’est en train de prendre la jeunesse issue des stades de football continue de se répandre. »
Mise en ligne fin février, une des dernières chansons des Ouled el Bahdja 8, Ultima Verba (« Dernier avertissement ») s’est déjà propagée comme une traînée de poudre lors des marches. Les paroles martèlent : « Le temps nous appartient, l’État chutera avec ceux qui ont construit l’autoroute. »
Une référence directe au président de leur club, Ali Haddad, un businessman proche du pouvoir et trempé dans une immense affaire de corruption pour la construction d’une autoroute. Mis sous pression, cet affairiste a fini par démissionner le 28 mars de son poste de président du Forum des chefs d’entreprises, l’équivalent du Medef9. Plus qu’obtenir la destitution du seul clan Bouteflika, les supporters espèrent renverser le système algérien dans son ensemble.
1 Animation visuelle de grande envergure pouvant remplir une tribune.
2 Pour l’ensemble de ce reportage, les supporters ont demandé à être anonymisés.
3 Nom donné aux combattants pour la libération nationale.
4 Groupe à l’origine du déclenchement de la guerre de libération en 1954 et de la naissance du FLN.
5 Sentiment de mépris et d’injustice.
6 Née en Italie en 1968, la culture ultra désigne un supportérisme radical structuré autour de groupes auto-organisés qui animent les matchs en créant des animations visuelles (tifos, banderoles, fumigènes) et sonores (chants, slogans). Les ultras sont réputés pour leur culture de l’anonymat et leur indépendance vis-à-vis des instances dirigeantes de leur club.
7 En 2011, les supporters ultras des clubs de football de Tunis et du Caire ont également été en pointe des révoltes du printemps arabe. Idem à Istanbul lors du mouvement de la place Taksim en 2013 (voir « Carsi est contre tout, même contre lui-même ! », CQFD n° 123, juin 2014).
8 La veille de la manifestation du 15 mars, la star du rap Soolking a mis en ligne Liberté, un featuring avec les Ouled el Badhja. Dépassant les 35 millions de vues en deux semaines sur YouTube, la chanson avance : « Ils ont cru qu’on avait peur de ce passé tout noir […]. La liberté, nous, ça ne nous fait pas peur. »
9 Avant d’être arrêté trois jours plus tard à un poste-frontière avec la Tunisie.
Cet article a été publié dans
CQFD n°175 (avril 2019)
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Paru dans CQFD n°175 (avril 2019)
Dans la rubrique Le dossier
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Illustré par Fethi Sahraoui
Mis en ligne le 12.06.2019
Dans CQFD n°175 (avril 2019)
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