Libye et Tunisie

Des moments de révolution

« Quand on voit ce qu’il se passe aujourd’hui, on peut se dire que ce n’était pas la peine de virer les dictateurs », arrive-t-il d’entendre un an et demi après le début des « Printemps » arabes. N’en déplaise aux zélateurs mystiques du grand soir dont le mot d’ordre serait « tout sinon rien », deux chercheurs en sciences sociales reviennent pour CQFD sur les « moments révolutionnaires » qu’ont connus la Tunisie et la Libye. Amin Allal, chercheur à l’Institut d’études politiques d’Aix-en-Provence, a observé les mouvements protestataires de 2008 à Gafsa (Tunisie) et, en janvier 2011, a suivi des insurgés dans la banlieue populaire de Tunis. Arthur Quesnay, chercheur en science politique, était en Libye depuis deux mois quand les combats se sont étendus à tout le pays à la fin de l’hiver dernier. Il s’est alors immergé au sein d’une unité combattante de Misrata. Entretien.

CQFD : Un an et demi après, peut-on parler de révolutions à propos de la Libye et de la Tunisie ?

Amin Allal : La Tunisie a-t-elle connu une « vraie » révolution ? Il me semble que la question est impossible à trancher pour les sciences sociales. On a tout de même une certitude, la situation tunisienne présente l’intérêt d’écarter le biais de l’avant-garde révolutionnaire. Contrairement à ce qu’il a souvent été dit, la multitude de Tunisiens mobilisés contre le régime de Ben Ali en janvier 2011 déborde largement les bases sociales des oppositions – très élitaires – partisanes, syndicales ou associatives. Le soulèvement populaire est d’abord le fait d’ouvriers journaliers, de jeunes chômeurs diplômés ou non, de débrouillards de la « génération Ben Ali » qui n’étaient pas organisés et qui vont parfois payer de leurs vies leur révolte. Des Tunisiens de la classe moyenne des centres urbains s’engagent aussi ne supportant plus la dérive prétendument mafieuse et inculte des « cliques » au pouvoir. En définitive, la force du soulèvement réside justement dans le fait qu’il n’y ait pas de chef, pas de commandement, ni de coordination unifiés.

Arthur Quesnay : J’ajouterai que dans le cas de la Libye, le rideau de la guerre civile, départageant révolutionnaires et pro-Kadhafistes, n’est pas tombé d’un seul coup. La plupart des Libyens sont restés dans une position attentiste tandis que la mobilisation contre le régime s’est propagée progressivement dans le pays. Au-delà du mythe d’un engagement dans une lutte contre l’oppression, les motivations des individus ont été d’abord d’ordre local. Chacun a eu ses objectifs et a ses bénéfices à défendre une fois le conflit fini.

Mais pourquoi ne parvenons-nous pas à dire si ce sont des révolutions ?

A. A. : Tout d’abord parce qu’on est le nez dans le guidon, trop proches de cette multitude d’événements protestataires, insurrectionnels de différentes factures et ampleurs pour « trancher ». Il est préférable de parler de processus révolutionnaire, ce qui présente l’avantage de penser le lent et long développement de ces dynamiques en n’excluant pas de possibles phases de restauration dictatoriale, une direction militaire ou policière de l’État… mais aussi des moments révolutionnaires.

A. Q. : Parmi les acteurs de ladite « Révolution libyenne », il n’y a pas une définition unique de ce qu’a été le moment révolutionnaire. Dans le Sud libyen à la frontière avec le Tchad et le Niger, les Toubous, population noire autochtone de la Libye, se sont révoltés contre le régime pour mettre fin à leur discrimination ethnique et revendiquer leur intégration économique et politique. Mais les Toubous continuent d’être persécutés du fait de la persistance de la politique d’arabisation héritée de l’ancien régime. Pour eux rien n’a changé et cette révolution n’en est pas une.

Un autre exemple est celui des villes de Zintan (située dans le Djebel Nefoussa) et Misrata, très actives dans la libération du pays. Toutes les deux cherchent à peser de tout leur poids sur le processus de transition post-révolutionnaire. Minoritaires du point de vue démographique, ces deux localités ont pourtant réussi grâce à la guerre à devenir des acteurs politiques incontournables. Revendiquant la défense de leurs acquis révolutionnaires, certaines milices de ces deux localités n’hésitent pas à occuper l’aéroport international de Tripoli dans le cas de Zintan, ou à bloquer les routes accédant à la capitale.

A. A. : Il me semble qu’il est approprié de parler, en Tunisie aussi, de moment révolutionnaire concernant le soulèvement populaire de l’hiver 2010-2011. C’est-à-dire un moment au cours duquel le jaillissement de groupes importants de la population dans la rue va dicter l’agenda politique, défaire des gouvernements

par JMB

nationaux successifs, entraîner une rupture du commandement sécuritaire (retrait de l’armée), chasser des représentants des autorités locales, des policiers et militants de l’ancien parti hégémonique, le Rassemblement constitutionnel démocratique (RCD), occuper et élargir un espace public jusqu’ici prohibé. Ce moment révolutionnaire s’étend de début janvier à février 2011. Le « reflux » date du mois de février 2011 au cours duquel la marginalisation progressive des mobilisations protestataires – ce qui ne veut pas dire la diminution de celles-ci puisqu’elles restent importantes – fait suite à la répression du rassemblement du 25 février sur la place du Gouvernement (El Kasbah 2)1. La nomination du Premier ministre Béji Caïd Essebsi – ancien ministre de Habib Bourguiba – comme le souligne à juste titre Sadri Khiari2, fera « rentrer la révolution dans le cadre de l’État ». À partir de ce moment-là, la « transition démocratique » se met en marche. Le procédé éculé fait porter l’attention progressivement sur l’organisation des élections pour un retour à « l’ordre politique et moral ». De la rue aux urnes donc, mais pour autant, les actions protestataires liées aux conditions de travail pénibles (grèves non organisées préalablement dans d’innombrables secteurs) mais aussi les actions contre le chômage et plus fondamentalement les luttes pour une meilleure répartition des richesses dans une Tunisie dite de « l’intérieur » laissée pour compte du développement économique continuent.

On pourrait penser que la somme de « moments révolutionnaires » finit par faire une révolution, non ?

A. Q. : En Libye, l’espace politique est très segmenté. Les Libyens semblent pourtant avoir choisi l’unité pour abattre le régime et construire une transition politique viable. Durant le conflit, toute l’organisation des « révolutionnaires », comme ils se dénomment eux-mêmes, a été construite dans ce but. Les élections du 7 juillet sont un autre exemple pertinent de cette volonté d’unité. Ces dernières sont auto-organisées au niveau local mais dans un seul but, élire une représentation nationale, preuve d’une tentative de la population de se définir comme un seul corps. Dans ce sens, il s’agit d’un mouvement révolutionnaire puisque chacun a conscience qu’il faut redéfinir radicalement les institutions et décider d’une nouvelle redistribution sociale, politique et économique. Mais encore une fois, ce moment révolutionnaire est inégal selon les régions et ce n’est qu’avec le recul de l’histoire que nous pourrons parler ou non de révolution.

A. A. : En définitive, la question de la qualification de « révolution » ou pas est un enjeu tellement prégnant pour les acteurs politiques, syndicaux, qu’ils soient proches de l’ancien régime ou pas, qu’il est difficile de démêler tout cela. Pour autant je pense aussi, comme le dit bien Arthur, qu’on doit s’atteler d’abord à comprendre les perceptions, représentations et donc les luttes de sens que se livrent les multiples acteurs dans les différentes scènes sociales et politiques arabes actuellement. Cela est une prémisse pour comprendre pourquoi les gens luttent vraiment, sont parfois enclins à mettre leurs vies en péril… Finalement, la question pertinente est simple dans son énonciation : comment des individus et des groupes de populations nombreux en viennent-ils à un moment – souvent éphémère – à se révolter malgré le coût élevé de telles actions et quels effets cela a-t-il sur le gouvernement des gens et de l’économie dans une période donnée ? Alors révolution ou pas en Tunisie ? Il nous faudrait sûrement beaucoup plus de recul avant de pouvoir fournir une réponse pertinente.


1 Kasbah 1 désigne le mouvement qui a rassemblé devant le palais du gouvernement, en janvier 2011, une dizaine de jours après la fuite de Ben Ali, des milliers de manifestants. Le 20 février, la place, jusqu’alors occupée par l’armée, est reprise par les manifestants qui montent un vaste campement et exigent le départ du Premier ministre et la liquidation totale du régime Ben Ali. Les 25 et 26, la police attaque des manifestants. Le 27, le gouvernement démissionne. Ce mouvement prend le nom de Kasbah 2. Cf CQFD n°87.

2 Membre de l’opposition tunisienne à la fin des années 1970 et cofondateur en France du mouvement des Indigènes de la République en 2005.

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1 commentaire
  • 8 octobre 2012, 22:55, par al07

    Dans la « révolution » Tunisienne,(J’y étais,à Bizerte exactement),je crois qu’il ne faut pas oublier l’influence de l’UGTT,puissant syndicat qui a certes pris le train en marche,mais qui a su ensuite fédérer les différents groupes dont parle Amin,pour aboutir à la grève générale du 13 janvier veille du départ de Ben Ali. Aujourd’hui,cette même centrale syndicale est l’instigatrice d’un projet « appelant au dialogue national » et à faire sortir le pays de l’impasse politique......Pour l’instant,cette initiative est en pourparlers avec les partis,mais si elle abouti,l’UGTT en sortira encore grandie et sera une force incontournable en Tunisie. Si jamais elle n’aboutissait pas,on risque d’assister à un bras de fer entre l’UGTT et la « troïka » au pouvoir.....

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