CQFD

Révolutions arabes

Que demande le peuple ?


paru dans CQFD n°111 (Mai 2013), par Mathieu Léonard, illustré par
mis en ligne le 17/06/2013 - commentaires

Deux ans après les soulèvements qui ont secoué le monde arabe, les esprits frileux avaient prédit un « hiver islamiste » comme triste conséquence du « printemps démocratique ». Dans son dernier ouvrage, Le Peuple veut (Actes sud, 2013), Gilbert Achcar en offre une autre lecture, mettant le prisme sur les contradictions du capitalisme et la question sociale dans ces régions.

CQFD : Votre livre est sous-titré Une exploration radicale du soulèvement arabe. Il s’agit d’une analyse matérialiste des rapports sociaux et économiques qui ont joué un rôle dans ces insurrections populaires. En quoi est-elle radicale ?

Gilbert Achcar [1] : Les médias ont insisté sur l’aspect le plus immédiat et le plus visible, ce vers quoi ces soulèvements ont culminé avec le départ de Ben Ali et Moubarak, pour finalement l’inscrire dans une perspective démocratique, rassurante pour l’Occident. Qualifié de « printemps arabe », de « révolution de jasmin » ou de « révolution Facebook », il s’agirait d’un seul événement qui se terminerait par des élections et où tout rentrerait dans l’ordre. C’était refuser de voir le profond mouvement social qui porte ce processus révolutionnaire à long terme. En premier lieu, l’accumulation des tensions sociales a conduit la situation à son point explosif, et s’inscrit dans un contexte économique de blocage du développement, de libéralisation des prix, de privatisations, de hausse des prix des denrées alimentaires, de crise mondiale. Les pays arabes détiennent depuis plusieurs décennies les records mondiaux de taux de chômage. On a vu aussi la montée des luttes ouvrières en Tunisie et en Égypte, qui portaient toutes sur des revendications sociales pour l’emploi, le pain, la justice. Le ras-le-bol des Tunisiens et la fuite de Ben Ali ont produit un formidable effet boule de neige, qui a contribué à l’émergence d’une parole nouvelle pour ces pays – « Le peuple veut renverser le régime » –, qui elle-même a changé la donne. Il n’y a pas eu un seul pays arabe qui n’ait pas été affecté par cette vague.

Par Benoit Guillaume {PNG}

Vous dressez un portrait de la jeunesse arabe, acteur de premier plan des mobilisations, et la décrivez comme une jeunesse de diplômés précaires qui maîtrisent les dernières technologies de communication, finalement plus proches des « indignés » du monde occidental que de leurs compatriotes salafistes. N’y a-t-il pas un clivage social entre les jeunes modernes et les couches populaires plus traditionnalistes ?

C’est une idée reçue et erronée. Il n’y a pas d’un côté les pauvres salafistes et de l’autre les riches progressistes. Le chômage massif touche principalement les jeunes, les femmes – en général et comme catégorie de la jeunesse –, et les diplômés. La proportion de jeunes diplômé-e-s au chômage est plus élevée que dans le reste de la population active. Il faut prendre en compte la démocratisation de l’enseignement, qui fait que le taux des diplômés a considérablement augmenté ces dernières années : ce n’est pas un enseignement réservé aux nantis. De même, les plus pauvres ne sont pas nécessairement salafistes. Ni Mohamed Bouazizi – le jeune chômeur et vendeur ambulant qui s’est immolé le 17 décembre 2010 – ni les jeunes de Sidi Bouzi qui se sont révoltés n’étaient salafistes. Les salafistes n’ont surgi sur la scène qu’après les mobilisations de masse. Ils n’ont jamais constitué l’âme du mouvement, ils s’y sont greffés comme une fraction sectaire très minoritaire et représentent une forme de frustration sociale dévoyée. En Tunisie, la majorité des jeunes révolutionnaires sont souvent militants de base du syndicat UGTT.

En Égypte, si les formes d’expression religieuse sont plus présentes, cela ne signifie pas pour autant une emprise réelle des salafistes. Les signes extérieurs de religiosité n’expriment pas forcément une conception religieuse de la lutte politique. Le Mouvement de la jeunesse du 6-Avril s’est d’abord constitué comme jonction entre la jeunesse étudiante et les ouvriers de El-Mahalla El-Kubra.

Les Frères musulmans, loin d’incarner la contestation populaire, constituent une nouvelle classe affairiste, dont le puritanisme est compatible avec le néolibéralisme. Comment expliquer que dans certains milieux anti-impérialistes, on continue à leur concéder un blanc-seing malgré un programme socio-économique hostile au changement social ?

Dans ces soulèvements, les Frères musulmans ont aussi pris le train en marche. En réalité, les instances dirigeantes de la confrérie se sont considérablement embourgeoisées : sa direction est aujourd’hui composée de richissimes capitalistes comme Khairat Al-Shater ou Hassan Malek. Leur opposition à l’ancien régime se plaçait sur le terrain de la critique du népotisme qui faussait le jeu du marché, mais pas d’une remise en cause de l’ordre socio-économique. Quant au volet anti-impérialiste, Morsi a démontré qu’il pouvait faire pire que Moubarak en laissant l’armée inonder les tunnels qui relient l’Égypte à Gaza, alors même que le Hamas au pouvoir à Gaza est une branche de la Confrérie. Aujourd’hui, les Frères musulmans sont les garants de l’ordre dans la région et le capitalisme mondial mise sur eux pour se conformer aux exigences du FMI, même s’ils n’en ont pas encore tout à fait les moyens politiques. Le 16 juin 2012, la revue britannique The Economist, qui est la référence en matière de discours libéral, avait clairement pris parti pour Morsi lors des élections présidentielles égyptiennes en titrant son éditorial « Vote for the Brother ». Voir en eux un mouvement anti-impérialiste et anticapitaliste est absurde. Une chose est de se battre contre l’islamophobie et le racisme en France, où il existe une discrimination à l’encontre des musulmans ; une autre chose est de déguiser en progressistes des courants qui sont purement réactionnaires tant sur le plan social que culturel et moral. D’autant qu’ils sont aujourd’hui au pouvoir et utilisent la religion comme moyen d’oppression sociale, notamment à l’encontre de la minorité copte.

On a vu dans la région le Qatar jouer le rôle de bailleur de fonds de ces nouveaux pouvoirs. Quelle est sa stratégie selon vous ?

Il joue un rôle de médiateur obligé avec les Frères musulmans vis-à-vis des États-Unis, dont il est le supplétif dans la région, mais il n’y a pas d’explication matérialiste à la politique du Qatar. Elle est liée aux extravagances de l’émir et à sa passion pour les affaires étrangères, qui l’a conduit à faire de grands écarts entre les relations qu’il a nouées aussi bien avec Al-Qaïda ou l’Iran qu’avec Israël. Aujourd’hui, avec la principale base militaire régionale des états-Unis sur son territoire et son rôle de sponsor des Frères musulmans, il apparaît comme une pièce maîtresse dans le dispositif américain au Moyen-Orient et en Afrique du Nord.

Vous évoquez aussi les théories du complot qui ne manquent jamais de fleurir lors de bouleversements de cet ordre et qui trouvent une grande proportion d’« adeptes chez les anti-impérialistes et les Moyen-Orientaux ». Le mythe d’un complot pour déstabiliser la région et asseoir les intérêts « américano-sionistes » est évidemment au cœur de tous les fantasmes, notamment concernant la Syrie…

Caractériser ces prises de position de « théories du complot » c’est déjà les condamner. L’idée que Washington puisse tout manœuvrer est grotesque. Dès le départ du soulèvement syrien, qui est resté pendant plusieurs mois un mouvement populaire et pacifique tout en subissant une répression des plus féroces, Bachar al-Assad a désigné Al-Qaïda comme responsable de la contestation [2] – ce qu’a fait aussi Kadhafi en Libye. C’était clairement un discours destiné à l’Occident, avec lequel ils n’étaient pas en si mauvais termes, pour leur signifier : « Nous sommes vos alliés, sans nous, vous aurez Al-Qaïda ! » Washington soutient une négociation au sommet pour le départ de Bachar dans de bonnes conditions et refuse de donner son feu vert à des livraisons d’armes « qualitatives » pour les insurgés syriens. Ils craignent évidemment que ces armes ne tombent dans les mains d’Al-Qaïda, qui est une composante avérée de l’insurrection. Or, plus on temporise, plus c’est ce qui risque d’arriver. Je suis pour ma part hostile à toute forme d’intervention militaire directe dans le conflit syrien, mais favorable à une aide à l’armement de l’insurrection syrienne dans sa composante majoritaire. En refusant l’aide à cette insurrection, on privilégie les milieux les plus fanatiques qui, eux, reçoivent un financement des monarchies pétrolières. Si l’Occident continue à laisser faire le massacre [qui, depuis mars 2011, a coûté la vie à plus de 70 000 personnes, 6 000 rien qu’au mois de mars dernier, et fait 2,5 millions de déplacés – ndlr], tandis que l’Iran et la Russie continuent à approvisionner Bachar en matériel militaire, elle portera en partie la responsabilité de crimes contre l’humanité. Quant à Israël, si l’autodestruction de la Syrie est une aubaine pour le gouvernement d’extrême droite de Netanyahou, il craint aussi les débordements du conflit.

Pour revenir aux soulèvements arabes, vous parliez d’un « processus révolutionnaire à long terme  ». Est-ce que la polarisation entre laïcs et cléricaux ne risque pas de couper l’élan des mouvements sociaux ?

Même si ce clivage existe, je ne crois pas en effet qu’il soit le plus important. C’est certes important de lutter contre l’ingérence du religieux dans le politique, mais la question sociale doit rester prédominante. En Tunisie, la capacité du mouvement ouvrier à se porter à l’avant-scène politique doit être l’aiguillon du changement. Il ne faut pas oublier que c’est sa force d’organisation [l’UGTT réunit 750 000 adhérents sur une population active de 3,6 millions de personnes – ndlr] qui a été le moteur du soulèvement qui a culminé avec la grève générale du 14 janvier 2011, précipitant ainsi la fuite de Ben Ali. En revanche, le pouvoir d’attraction de l’extrême gauche en tant que force politique et indépendamment de la centrale syndicale est très limité – parce qu’elle est trop fragmentée et porte les tares de son origine étudiante. Face à une opposition politique encore peu crédible, le président Marzouki s’enfonce dans l’opportunisme politique le plus flagrant, à la fois marionnette d’Ennahdha et mû par ses ambitions personnelles. En Égypte, la situation est différente. Le mouvement ouvrier organisé est plus jeune et même si la Fédération des syndicats indépendants réunit aujourd’hui la somme considérable de deux millions d’adhérents, elle n’a pas, compte tenu de la taille et de l’histoire du pays, le poids de l’UGTT. L’opposition politique, elle, se discrédite aussi par des alliances entre la gauche, les néolibéraux et des anciens complices des régimes renversés. Seul le nassérien Hamdeen Sabahi a acquis une crédibilité auprès des jeunes révolutionnaires, notamment au Caire et à Alexandrie. Il s’est opposé aux conditions du FMI et a refusé de rencontrer John Kerry en mars dernier. Pour voir émerger une réelle alternative, les révolutionnaires devront se distinguer autant des oppositions composées de libéraux ou pire d’ex-partisans de l’ancien régime, que du pouvoir islamiste, qui ont en commun de n’avoir rien à proposer sur le terrain social.

Propos recueillis par Mathieu Léonard.


Notes


[1Professeur en études du développement et en relations internationales à l’école des études orientales et africaines (SOAS) de l’Université de Londres, il est notamment l’auteur de Les Arabes et la Shoah (Actes Sud, 2009) et, avec Noam Chomsky, de La Poudrière du Moyen-Orient (Fayard, 2007).

[2Bachar tient toujours le même discours, mais accuse désormais l’Occident de financer Al-Qaïda : « Les Occidentaux combattent Al-Qaïda au Mali et le soutiennent en Syrie. C’est la politique de deux poids deux mesures », a-t-il déclaré le 18 avril.



1 commentaire(s)
  • Le 23 juin 2013 à 16h39, par Johann Lefebvre -

    L’ensemble de l’article pourrait éventuellement donner l’envie de lire l’ouvrage de Gilbert Achcar. Il est seulement regrettable qu’à la première question, sur l’angle d’approche des problématiques explorées par le livre, concernant son caractère "radical", nous n’obtenions pas de réponse... L’auteur n’explique pas en quoi son analyse est radicale, et les éclairages qu’il apporte au cours de l’entretien nous signalent plutôt une approche que nous avons eu l’occasion de lire bien avant la parution de ce livre. Où donc s’est logée la radicalité de l’analyse ? Elle est peut-être dans le livre, mais elle n’apparaît pas du tout dans l’entretien où nous lisons, je le répète, une interprétation des événements -et leur mise en perspective- déjà faite par ailleurs...

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