Prisons : le pire américain
Carcéral on est mal
C’est une histoire peu connue de ce côté de l’Atlantique que conte Jackie Wang dans le chapitre 3 de Capitalisme carcéral1. Au début des années 1990, des criminologues, intellectuels et politiques américains, au premier rang desquels ces baltringues d’époux Clinton, ont mené une campagne médiatique dont la virulence réac n’avait d’égale que la connerie. L’objet de leurs envolées : la multiplication annoncée comme très prochaine de « jeunes superprédateurs » dans les rues des grandes villes américaines. Brrr. Pour toile de fond, un article d’un certain John Dilulio Jr., professeur à Princeton, « The Coming of the Super-Predators ». Publié dans le Weekly Standard, il prophétisait la multiplication des comportements ultra violents chez les jeunes des quartiers les plus défavorisés, en raison notamment de la croissance démographique.
Le climat de l’époque ? Irrespirable, as usual chez l’Oncle Sam. La « tolérance zéro » dans toutes les bouches, les jeunes Noirs dépeints comme des bêtes féroces, l’inflation sécuritaire, law and order for ever... Résultat : la grande majorité des États américains ont, dans la foulée de ladite poussée paranoïaque, revu leur législation en matière de prison pour mineurs, autorisant, voire encourageant, des peines de prison à perpétuité sans possibilité de libération conditionnelle. Des mômes au placard pour la vie, quoi de plus normal...
Parmi les 2 500 mineurs ainsi fracassés avant que la Cour suprême ne déclare ces peines anticonstitutionnelles en 2016, le frère de Jackie Wang. Condamné à la perpétuité en 2004 dans une affaire d’homicide commis en Floride alors qu’il avait 17 ans, il a vu sa peine finalement réduite à la bagatelle de quarante ans derrière les barreaux – une paille.
Rien de plus logique, donc, à ce que l’autrice porte un regard particulièrement acéré sur un système carcéral américain dont elle a subi les rigueurs dans sa chair même. Elle le raconte d’ailleurs sans fard, évoquant ses dépressions, les terribles audiences, les juges insensibles, la rigueur absurde d’une justice expéditive... C’est l’une des dimensions touchantes d’un livre qui oscille entre différents univers – parfois férocement pointu, parfois humain, poétique, sensible.
L’ambition de Jackie Wang : montrer que l’univers carcéral ne se limite pas, et de loin, aux murs des prisons et pénitenciers. Elle évoque l’émergence d’un « État prédateur » dont « la fonction est de moduler les aspects dysfonctionnels du néolibéralisme ». Ses tentacules ? Innombrables. Dans le premier chapitre, elle décortique ainsi l’économie de la dette, qui malmène tant d’étudiants et de ménages ricains, accablés par les impayés, manière de perpétuer une domination économique forgée aux plus sombres heures de l’esclavage. Autre pan défriché par Jackie Wang : la faillite financière de municipalités telles que Détroit ou Ferguson, tâchant de se rattraper aux branches en misant sur l’extorsion de fric aux citoyens les plus pauvres par le biais d’une police raciste. Tout sauf anodin : « L’utilisation abusive des frais et des amendes pour générer des revenus a eu un effet dévastateur sur la vie [des] habitants noirs. Ces pratiques créent une atmosphère de peur, perturbent la vie quotidienne des citoyens, limitent fortement leur mobilité et les enferment dans un cercle vicieux de misère économique et légale. »
Capitalisme carcéral multiplie les exemples de vies brisées par une société exsudant la répression et la prison de tous ses pores. Partout, le social déserte au profit du gris-béton. Et tout se monnaye, se privatise : la police, les pénitenciers, les peines aménagées (notamment les bracelets connectés, énorme marché), la prédiction « algorithmique » des crimes… La toile de fond de Robocop, en somme : « [Dans ce film], les sbires de la grande compagnie OCP évoquent à plusieurs reprises le futur du maintien de l’ordre : des secteurs publics qui n’étaient pas profitables auparavant, comme la police et les prisons, sont en réalité des marchés qui attendent d’être exploités. » Dit autrement, par Didier Fassin, qui signe la préface de l’édition française du livre : « Ces logiques prédatrices se retrouvent dans l’ensemble de l’appareil répressif. Elles se combinent avec des logiques néolibérales qui se manifestent notamment par la création d’établissements pénitentiaires privés et l’exploitation du travail sous-rémunéré dans les ateliers des prisons. »
Jackie Wang fonde son approche sur la biopolitique, concept notamment porté par tonton Foucault. Elle cherche à démontrer que le pouvoir répressif et carcéral déborde sur la vie même des citoyens, sur leurs corps. Selon elle, il n’est désormais plus de domaine qui échappe au grand nœud d’étranglement capitaliste. Dans le pays au plus fort taux d’incarcération du monde, cette logique est particulièrement poussée, asphyxiant les plus pauvres, en premier lieu les populations afro-américaines. C’est en ce sens que l’autrice en vient à parler de « capitalisme racial ». Et c’est dans la reprise en main de leurs destins par les principaux concernés qu’elle voit une possibilité d’émancipation. Car son livre n’est pas qu’une longue et brillante déploration. Visant à « armer l’imaginaire abolitionniste »2, il porte un souffle d’insurrection, celui du mouvement Black Lives Matter, celui des insurgés de Ferguson ou d’Occupy Wall Street, mais aussi celui de Rosa Luxemburg ou des Black Panthers.
« Au lieu des murs des prisons / Qu’éclosent les champs de fleurs », poétise Jackie Wang, semeuse de graines émérite. La grande évasion est une course de fond.
Cet article a été publié dans
CQFD n°182 (décembre 2019)
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Paru dans CQFD n°182 (décembre 2019)
Dans la rubrique Bouquin
Par
Mis en ligne le 04.03.2020
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