En Amérique du sud, l’appel à faire résonner les casseroles à une heure précise du soir est une tradition. Il peut être lancé par une organisation, par des tracts mais se fait surtout par le bouche-à-oreille. Le moment venu, quelques timides coups de louche sur les couvercles se font entendre, encourageant les voisins à prendre leurs marmites en alu, jusqu’au tapage nocturne dûment verbalisable. Chacun avec ses ustensiles de cuisine, en rythme, et sans besoin de se rassembler, fout le bordel depuis chez soi. Sa durée, parfois préalablement définie, peut se prolonger jusqu’au petit matin. Cela s’appelle un cacerolazo et son but est d’exprimer le ras-le-bol face à la vie chère que produit le système néolibéral imposé par les différentes dictatures, en Argentine comme au Chili.
Dans ce dernier pays, les casseroles ont vibré dès 1971, ô paradoxe sud-américain, contre le gouvernement de l’Unité populaire de Salvador Allende. Quelques vieilles momias (réactionnaires) sortent dans les rues des quartiers aisés de la capitale, Santiago, pour protester contre le pouvoir « marxiste ». Ces grandes bourgeoises et autres épouses d’officiers supérieurs, touchant peut-être pour la première fois de leur vie un quelconque ustensile de cuisine, se font accompagner par des jeunes patriotes armés de lunchacos (nunchakus) prêts à casser du pauvre. En dépit des momias du début, le symbole des casseroles vides a surtout servi à dénoncer les pratiques des commerçants dissimulant les aliments de première nécessité et favorisant le marché noir et les files d’attente afin de déstabiliser le gouvernement d’Allende. Elles ont également contribué à légitimer l’action des JAP, ces « comités de désapprovisionnement » confisquant et redistribuant les aliments de manière équitable.
L’année 1982 voit l’apogée des Chicago boys au Chili. Ces économistes formatés dans les universités nord-américaines imposent leur modèle néolibéral sauvage, qui entraîne une augmentation du chômage et du travail précaire. Et l’appauvrissement de la société chilienne finit par toucher les classes moyennes naissantes. Les casseroles sont à nouveau vides et, malgré la peur, le couvre-feu et la répression, un cacerolazo contre Pinochet a lieu, essentiellement dans les poblaciones, les quartiers populaires des grandes villes. Il s’adresse directement à Lucia, la femme du dictateur, seulement parce que ça rime bien. Ainsi le slogan « Lucia la olla esta vacia » (« Lucia la casserole est vide ») finit par rythmer un rendez-vous mensuel avec la participation sonore de secteurs de plus en plus larges de la société : le son d’une cloche de la paroisse populaire, la sirène d’une usine ou un klaxon lointain donnent le départ au chahut des poblaciones, pour s’amplifier ensuite dans les rues et dans les quartiers de classe moyenne, accompagné de protestas, barricades et manifestations durement réprimées. C’est le début d’un puissant mouvement social contre la dictature suivi en 1983 par de grandes manifestations, le référendum (campagne du No) de 1988 et la transition démocratique de 1989.
Le 4 août dernier, à l’appel de la Confech (mouvement regroupant les fédérations d’étudiants des universités publiques du Chili), les casseroles ont à nouveau retenti lors d’un cacerolazo pour l’éducation. Cette fois-ci, les gens se sont réunis aux coins des rues et sur les places publiques, en opposition à la répression du mouvement étudiant par le président de droite Piñera, héritier du régime pinochétiste. Les carabiniers ont répondu avec force jets d’eau mélangée à des produits irritants et bombes lacrymogènes à effet persistant, en les poursuivant même jusqu’à l’intérieur des maisons. Ce vacarme organisé semble faire peur à Piñera et à son gouvernement et, malgré la violence des pacos (les flics), les gens continuent de lui casser les oreilles. Un certain Z (comme l’initiale du fameux justicier masqué) a même créé un lien sur Internet [1] où il suffit de cliquer pour faire sonner les casseroles. À utiliser sans modération en cas de cacerolazo, avec les haut-parleurs à fond.