Basta !
C’est un processus qui a mis un peu de temps pour se développer mais, d’un coup, il fallait que ça explose. Comme s’il n’avait plus supporté. C’est quand il a atteint ses 57 ans que Fafa a dit : « Je n’en peux plus ! »
Fafa travaille à l’usine depuis qu’il a 25 ans et il n’a quasiment jamais changé d’atelier. Il a grimpé les échelons et est devenu chef d’équipe. Mais, chef d’équipe dans cet atelier d’engrais, c’est presque faire le même boulot que ses collègues. Lorsqu’il fallait manier la pelle pour ramasser un tas d’engrais qui s’était renversé des tapis roulants, Fafa le faisait. Maintenant c’est fini. Il reste dans son petit bureau poussiéreux, au cœur de l’atelier, et il n’en bouge plus. Il reste à bougonner parce qu’il en a marre. Marre du boulot, marre de cet atelier dont les planchers sont soutenus par des étais et où des morceaux de béton risquent de se détacher à tout moment. Dernièrement, un gars a failli passer au travers d’un escalier métallique, car une marche bouffée par la rouille s’est cassée sous son poids. C’est plus possible de travailler là et, à son âge, Fafa dit qu’il a assez donné.
En plus, ses genoux, en partie niqués par une pratique quasi-pro au Football club de Rouen, le font horriblement souffrir. Pourtant, il lui arrive de regretter ces moments enthousiasmants de gloire perdue. Maintenant, il a trop mal. Et surtout, comme il a commencé à bosser tard, il n’aura pas ses annuités avant longtemps et il a bien peur de faire beaucoup de rab’ jusqu’à la retraite.
Pendant longtemps, il ne s’était pas bilé pour ça. Vu l’état de délabrement de l’atelier, il pensait, comme tous, que ça fermerait et qu’il partirait dans le cadre d’un plan de suppression d’emplois et ça lui allait bien. Mais… rien. Les nouvelles lois sur les retraites ont été comme un coup sur sa tête. « C’est à cause de Fillon que j’suis dans cet état-là », répète-t-il souvent.
Il y a aussi ces kilomètres d’escaliers métalliques et vermoulus à grimper dans l’atelier et… il ne peut plus. Jamais il n’a été envisagé d’installer un ascenseur, pour couvrir les cinq étages. Fafa recule le moment où il va falloir qu’il se fasse placer des rotules en titane ou en plastique.
La goutte d’eau qui a fait déborder le vase, c’est une certaine jalousie. Jalousie d’apprendre qu’un des gars de sa propre équipe, qui n’a que 52 ans, va partir en retraite car il a travaillé dans l’amiante. Et ça, Fafa ne le supporte pas. Il ne pense pas que son collègue risque de mourir plus tôt et que chaque bronchite lui fera craindre le pire. Ce n’est pas l’empathie qui étouffe Fafa. Il veut partir et puis c’est marre ! Ça lui a pris au mois d’août dernier, peu de jours après ses vacances. Il n’est pas parti cette année, il est seulement resté avec sa femme, dans leur maison plantée en pleine campagne normande. C’est un matin, à 3 h 30, quand le réveil a sonné qu’il a décidé de ne pas se lever. De ne pas y aller. Ses genoux lui faisaient trop mal. Son médecin l’a arrêté une semaine, suivie d’une autre, puis d’autres. Au bout de trois mois, Fafa a fait des démarches, auprès de la Caisse primaire d’assurance maladie, auprès de la médecin du travail de l’usine et d’autres spécialistes pour être déclaré inapte à tous postes dans l’usine.
Lorsqu’il a atterri dans le bureau de la direction des ressources humaines, celle-ci l’a prévenu qu’il risquait d’être licencié. Il a répondu qu’il s’en fichait, qu’il avait trop mal pour continuer.
La procédure a duré quelques semaines et, au bout du compte, un après-midi, il est sorti de l’usine, avec son solde de tout compte et sa lettre de licenciement. Certains disent que lorsqu’ils l’ont vu franchir la grille de l’usine, il ne boitait quasiment plus. Voilà. Fafa a quitté l’usine. Il sait qu’il risque d’avoir des difficultés financières, parce que ses fins de droit ne vont pas correspondre avec le début de sa retraite. Il dit qu’il s’en fiche.
Avec la prime de licenciement, il s’est acheté des outils et s’est installé comme ébéniste. Parce que c’était ça son occupation préférée : fabriquer des meubles. Je suis passé le voir dans son nouvel atelier, chez lui. La sciure a remplacé les poussières d’engrais et la scie à ruban fait presque autant de bruit qu’un crible mécanique, mais c’est vrai qu’il boite beaucoup moins.
Cet article a été publié dans
CQFD n°108 (février 2013)
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Paru dans CQFD n°108 (février 2013)
Dans la rubrique Je vous écris de l’usine
Par
Illustré par Efix
Mis en ligne le 03.04.2013
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