LIVRES

L’employé de bureau, figure littéraire

Jim clements est un bienheureux centenaire. Il habite à Harlow dans l’Essex, Angleterre, et il est le plus vieil employé de bureau en exercice au monde. En 1979, à 66 ans, ne supportant plus l’ennui que lui procurait la retraite, il était retourné bosser dans l’entreprise de sécurité qui l’employait, où il continue aujourd’hui à remplir des formulaires, faire des photocopies, répondre au téléphone et préparer le thé pour ses collègues féminines qui le dorlotent en retour. À l’angoisse de l’oisiveté et de la liberté, Jim a préféré le vide du travail de bureau, le tiède confort d’une activité monotone. L’anecdote aurait tout de la fable moderne qui fait le ravissement des rubriques « Insolite » des journaux si elle ne renvoyait pas à une pathologie bien plus profonde du travail.

La littérature est d’ailleurs la première à s’intéresser à ces cols blancs et au vide sidéral de la vie de bureau et ce dès l’essor du secteur tertiaire au XIXe siècle. Bartelby (1853) d’Herman Melville est à ce titre un chef-d’œuvre précurseur dans l’évocation du pouvoir de résistance par l’inertie d’un employé de bureau de Wall Street. « Je préfèrerais ne pas », répond systématiquement Bartelby aux injonctions de plus en plus embarrassées de son chef de bureau, opposant un « néant de volonté1 », face à un système lui-même absurde et inutile. Mais, si Bartleby manifeste une forme de refus, conscient ou inconscient, face à l’aliénation du travail, c’est plutôt au personnage peint par Huysmans dans La retraite de monsieur Bougran (1864) que nous renvoie la figure subordonnée de Jim Clements. M. Bougran est un employé de ministère, célibataire, déboussolé par sa mise à la retraite : « Mais, bien plus que la question des ressources personnelles, la question du temps à tuer l’inquiéta. Comment rompre, du jour au lendemain, avec cette habitude d’un bureau vous enfermant dans une pièce toujours la même, pendant d’identiques heures, avec cette coutume d’une conversation échangée, chaque matin, entre collègues. » Dans la nouvelle, Bougran finit par se rejouer pour lui-même la comédie du travail, recréant chez lui les conditions répétitives du bureau jusqu’à en mourir.

Sociologue pionnier à étudier les conditions de vie de la classe montante des employés en Allemagne, Siegfried Kracauer2 nous livre en 1929 la description d’un univers uniforme, discipliné et conformiste, artificiellement comblé par une accumulation de loisirs. Un monde dans lequel les employés ne semblent pas prendre conscience de leur prolétarisation par la rationalisation du travail – autrement dit management – cultivant l’illusion d’une supériorité de classe par rapport aux ouvriers. Kafka dans Le Château et Orwell dans 1984 ne se trompent pas de sujet en utilisant le personnage du gratte-papier, en butte à l’extrême absurdité bureaucratique, comme antihéros d’une société paranoïaque.

Cette classe moyenne vulnérable et docile, subjuguée par le premier discours démagogique venu comme par la dernière marchandise à la mode, s’est érigée en modèle universel du salariat, si elle n’est pas sa condition de survie même. Soit, me direz-vous, mais est-ce une garantie de longévité ?


1 Gilles Deleuze, Postface, in Herman Melville, Bartleby, Flammarion, 1989. On lira avec plaisir « “Je préférerais ne pas” : variations autour du Bartleby d’Herman Melville » par Lémi sur le site d’Article 11

2 Siegfried Kracauer, Les Employés, Aperçus de l’Allemagne nouvelle (1929), Les Belles Lettres, 2012.

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