Vive la rentrée !!!
Lundi 3 septembre, 9 h 30, réfectoire de l’atelier de fabrication d’ammoniac. Les cadres et les ingénieurs sont partis assister à la réunion hebdomadaire avec le directeur qui leur annonce son départ pour les hautes sphères de la hiérarchie de Total. Il n’aura pas fait long feu, à peine deux ans. Bref, on est tranquille jusqu’à midi. Aujourd’hui, c’est le calme plat. Silence des machines et des ouvriers pendant que les cuillères tournent dans les tasses de café. Les copains sont plutôt abattus. Parce qu’il a fallu se lever à 4 heures ce matin, mais aussi parce que l’atelier est encore cassé et que ça devient plus que grave.
Il y a bientôt un an, une fuite d’hydrogène entraînait un incendie qui aurait pu être catastrophique et qui aurait pu rayer l’usine, ainsi sans doute qu’une partie de la ville, de la carte. Heureusement, les collègues ont été plus qu’efficaces et le désastre a été circonscrit à une partie de l’atelier (cf. CQFD n°93).
Nous, les prolos, pensions que s’en était fini de la boîte, le coup de grâce après toutes ces années de pannes et de tergiversations. Mais non. Total a sorti 16 millions d’euros pour reconstruire le bâtiment endommagé et sécuriser le reste sous la pression de l’administration. Ces travaux ont été faits au détriment des autres ateliers du site, qui ne sont pas en grande forme non plus. Il faut aussi relativiser la somme, ces millions seraient remboursés en un ou deux mois d’exploitation, si l’atelier fonctionnait.
Réparation et sécurisation se sont étalées sur huit mois parce que les entreprises sous-traitantes étaient occupées sur d’autres chantiers, parce que certains intervenants ne voulaient plus venir dans cette usine dangereuse… Mais aussi par manque de personnel qualifié : les plans de suppression d’emplois précédents ayant entraîné une perte d’expérience, il a fallu que tout le monde se forme ou forme les autres. Du coup, on n’a même pas été mis au chômage technique.
Enfin, en mai, l’atelier, « réparé », pouvait « redémarrer ». Sauf que, depuis, les problèmes s’accumulent. Lors de chaque essai, il y a quelque chose qui casse, qui fuit, qui s’enflamme. Pompes, chaudière, four… Lors de chaque avancée des manœuvres de démarrage, c’est un nouvel élément qui lâche. Dernièrement, une fuite sur le réacteur d’hydrogène aurait pu très mal se terminer notamment pour un peintre qui se trouvait juste à côté. C’était le quatrième départ de feu sur l’atelier en deux ans. Nouvel arrêt, nouveaux travaux agrémentés de l’habituel discours du directeur pour dire que l’atelier doit à tout prix démarrer, mais en toute sécurité, et de la non moins habituelle langue de bois des ingénieurs comme quoi tout est sous contrôle en attente de la réalisation des « bonnes » réparations.
La production doit reprendre, entend-on, parce que l’engrais qui sortirait de l’usine a une très forte valeur ajoutée, que les carnets de commandes « explosent », et que les clients sont des agriculteurs particulièrement solvables, même à des prix très élevés, puisque profitant des spéculations sur le blé et le maïs.
On en est là. Les copains sont dans un genre de désarroi. Il y en a même de plus en plus qui ont peur de retourner dans l’atelier. Redémarrer les machines implique d’être sur le terrain et l’on a beau informatiser le matériel, il y a toujours des manœuvres à faire. La prochaine mise en route, pour certains, c’est comme jouer à la roulette russe. En plus, on sait très bien que si cet atelier plante, c’est la fin de l’usine, puisqu’il en constitue le cœur. Mais on n’a pas d’échéance. Juste des menaces voilées du côté de la direction générale.
Il y a une véritable ambivalence qui se crée parmi les collègues. Souvent on se dit qu’il faudrait achever cet atelier en fin de vie avant qu’il ne nous achève nous. Ce qui fait que l’annonce d’un plan de restructuration ou d’une fermeture pure et simple est à la fois crainte et souhaitée. D’autant qu’on vient d’apprendre, lors du bilan social, qu’il y aurait, au 31 décembre, près de 150 salariés ayant plus de 55 ans sur le site (sur 350). Situation jamais vue dans l’usine où l’on partait au pire à 56 ans à cause des plans précédents.
Voilà, c’est la rentrée, et c’est comme d’hab. Ça fait juste dix ans qu’on est dans cet état d’esprit. Ça devient juste de plus en plus pénible.
Cet article a été publié dans
CQFD n°103 (septembre 2012)
Trouver un point de venteJe veux m'abonner
Faire un don
Paru dans CQFD n°103 (septembre 2012)
Dans la rubrique Je vous écris de l’usine
Par
Illustré par Efix
Mis en ligne le 31.10.2012
Articles qui pourraient vous intéresser
Dans CQFD n°103 (septembre 2012)
Derniers articles de Jean-Pierre Levaray