Un infini chagrin

Contrairement à la plupart des anciens de l’usine qui n’aspirent qu’à partir en retraite, il y a quelques énergumènes qui s’y refusent obstinément. C’est comme s’ils voulaient mourir sur scène, du moins dans l’atelier ou le bureau. Il y a toujours eu quelques cadres dirigeants qui se sentaient tellement indispensables qu’ils ne voulaient pas partir. Parce qu’ils avaient une pseudo-mission à terminer, pour ne pas laisser la place à un jeune loup aux dents longues, ou pour qu’on ne découvre pas des secrets qui auraient fait tache sur leur CV, même de retraité.

Depuis quelques années, les connaissances et la pratique des installations s’étant envolées trop rapidement au fil des restructurations, d’anciens cadres en retraite sont rappelés pour des missions plutôt bien payées. Et ils reviennent ! Trop contents du fric obtenu et de la valorisation de leur ego… Actuellement, on en voit même un traîner dans les bureaux pour un boulot inconnu qui dure depuis au moins deux ans. Reste aussi quelques salariés qui rechignent à partir, de peur du quotidien hors de l’usine, ainsi que de leur avenir.

Martine, au service paie, aurait pu s’en aller lors du dernier plan de suppression d’emplois. Bonne camarade, elle a laissé passer devant ceux et celles qui voulaient faire valoir leur droit à la préretraite. Mais elle me confiait également : « J’ai trop peur de me retrouver seule avec mon mari, dans notre grande maison. Il n’aime pas sortir et moi, c’est le contraire. » Le problème, pour Martine, c’est que son travail s’est dégradé dès lors qu’elle a pris son irrévocable décision. Ses deux collègues, qu’elle appréciait, ont été virées, et elle s’est retrouvée avec, pour seuls interlocuteurs, son PC et ses programmes sophistiqués. Son travail est devenu de plus en plus fatigant au fur et à mesure que les dossiers se sont accumulés sur son bureau. Elle avait raté le coche de la préretraite et devait attendre quatre ans pour bénéficier de sa retraite normale. Martine en vint même à souhaiter un nouveau plan de restructuration qui n’arriva jamais. Elle, qui était encore jolie et sportive, se mit à dépérir, tomba souvent malade et compta les mois puis les jours. Elle est enfin partie en décembre dernier, sans pot de départ, comme c’est le cas désormais pour ceux et celles qui arrivent à l’âge de la retraite.

Un autre olibrius ne veut pas s’en aller. Lui, c’est un prolo. Le plus ancien de l’usine. Il a soixante-cinq ans, et compte rester encore cinq de plus ! Pascal est repérable de loin, avec ses cheveux blancs sous sa casquette rouge. « Il fait vraiment vieux », avancent certains. « Il travaille encore ? » disent d’autres. Pourtant, le travail pénible, il connaît : aux expéditions d’engrais, il a chargé sur son dos des sacs de cinquante puis soixante kilos. Les années passant, il est devenu conducteur de chariots élévateurs puis fut muté à la manœuvre des trains dans l’usine. Mais courir après les wagons, passer en dessous, les accrocher, à soixante ans et des brouettes, c’est dur. Et le risque de commettre des erreurs est plus grand : dernièrement, il n’est pas étranger au déraillement d’une rame de wagons heureusement vides.

Comme il ne veut toujours pas partir, la directrice des ressources humaines cherche un emploi correspondant à ses capacités, mais cela devient très compliqué. Il risque fort d’être jugé inapte avant d’être renvoyé. Seulement voilà, Pascal est un taiseux et un vieux garçon. Sa seule activité sociale, même s’il ne se lie pas beaucoup avec ses collègues, semble être l’usine. Pour arranger le tout, il y a quelques années, il a trouvé son frère pendu dans la demeure familiale alors qu’il venait d’être mis à la retraite. Il préfère donc rester au turbin.

Pendant que certains aliénés du boulot veulent continuer jusqu’au bout, Jean-Marie, lui, ne reviendra plus jamais à l’usine. On ne sait pas si c’est la cigarette ou les vapeurs nauséabondes dans lesquelles on bosse qui ont eu raison de lui. Toujours est-il que, mort à cinquante-cinq ans, il n’aura même pas atteint la retraite.

par Efix
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Paru dans CQFD n°99 (avril 2012)
Dans la rubrique Je vous écris de l’usine

Par Jean-Pierre Levaray
Illustré par Efix

Mis en ligne le 04.06.2012