Sauver la recherche, ou la subvertir ?

Par Rémi.

Il y a 50 ans paraissait aux États-Unis un des grands livres politiques du XXe siècle, One-Dimensional Man de Herbert Marcuse1. 116 ans après le Manifeste du Parti communiste, ce philosophe allemand s’essayait à une mise à jour du marxisme que lui inspirait la société américaine, la plus avancée des sociétés industrielles.

Marcuse constatait l’échec des deux grandes prophéties d’Engels et Marx  : le capitalisme se montrait en fait capable de surmonter ses crises successives et les acteurs sociaux qui devaient en être les fossoyeurs, les ouvriers d’usine, se trouvaient de mieux en mieux intégrés au système – intégrés par l’abondance matérielle et la consommation, par un syndicalisme de compromis(sion) social(e), par l’État-providence keynésien. Si Marx voyait dans la science et la grande industrie à la fois des facteurs d’exploitation des travailleurs mais aussi les gages d’une libération future, Marcuse, lui, s’interrogeait : comment se fait-il que la science et la technologie permettent en théorie de pacifier l’existence, de vaincre la rareté, d’éliminer le travail pénible… mais qu’en pratique, elles contribuent à un état de guerre permanente, de mobilisation productive totale, de compétition toujours reconduite pour l’accès aux nouveautés et au statut social ?

Marcuse accordait une grande importance aux guerres et au complexe militaro-industriel dans la prospérité de l’économie américaine, et il attribuait un rôle essentiel à la technologie dans l’adhésion des individus au capitalisme : « La technologie permet d’instituer des formes de contrôle et de cohésion sociale, à la fois nouvelles, plus efficaces et plus agréables. […] Les techniques d’industrialisation sont des techniques politiques, et comme telles, elles condamnent d’avance les objectifs de la Raison et de la Liberté. Un changement qualitatif exige aussi que les bases techniques sur lesquelles cette société repose doivent changer.  »

Compte tenu de la puissance de ces facteurs, Marcuse n’excluait pas au milieu des années 1960 que la société industrielle soit devenue capable de neutraliser toute tentative de transformation émancipatrice. Pourtant, il gardait des motifs d’espoir et admettait que la classe ouvrière n’était pas entièrement domestiquée, notamment en France et en Italie ; il s’intéressait beaucoup au mouvement des Noirs américains et s’enthousiasmait pour les mouvements étudiants. Il voulait même croire que la rébellion sur les campus pourrait gagner les laboratoires de recherche, lieu central de la domination à ses yeux  : « Dans l’opposition de la jeunesse, rébellion à la fois instinctuelle et politique, la possibilité de la libération est saisie ; mais il lui manque la puissance matérielle. Celle-ci n’appartient pas non plus à la classe ouvrière qui, dans la société d’abondance, est liée au système des besoins. […] Ses héritiers historiques seraient plutôt ces couches qui, d’une manière croissante, occupent des positions de contrôle dans le processus social de production et qui peuvent l’arrêter le plus facilement, à savoir les savants, les techniciens, les spécialistes, les ingénieurs, etc. Mais ce ne sont que des héritiers très potentiels et très théoriques, car ils sont en même temps les bénéficiaires bien rémunérés et satisfaits du système ; la modification de leur mentalité constituerait un miracle de discernement et de lucidité. » Comme beaucoup d’autres pendant ces années-là, le miracle eut lieu… jusqu’à un certain point. Dans son introduction à l’anthologie de la revue Survivre et vivre, Céline Pessis signale ainsi une multitude de groupes de scientifiques américains ou canadiens engagés dans une contestation assez frontale du capitalisme, impliquant la critique de leur propre activité, de leur rôle social et politique : le Committee for Environmental Information (biologistes analysant les effets des pollutions chimiques sur la nature et la société), les Scientists and Engineers for Social and Political Action (aussi appelés « Science for the People »), le Mathematicians Action Group (réuni autour de l’engagement à refuser toute offre d’emploi par l’armée)… Alexandre Grothendieck et ses collègues du groupe Survivre furent largement influencés par ces grandes mobilisations nord-américaines  : « Suite à la “grève de la recherche” du 4 mars 1969 qui voit se constituer l’Union of Concerned Scientists, les actions directes se multiplient aux États-Unis, prenant explicitement pour cible la collusion de l’establishment scientifique avec l’armée et les industries militaires : marches de protestation, perturbation de conférences, boycott des laboratoires fabriquant des armes biologiques ou nucléaires, prise d’assaut de l’Institute for Defense Analysis, du Lincoln Laboratory, du laboratoire d’électronique appliquée de Stanford, éviction des campus de compagnies comme Dow Chemical, fabricant de napalm, etc.2 »

C’est à l’aune de cette cohérence et de cette audace qu’on peut mesurer le caractère scélérat du mouvement pro-capitaliste Sauvons la Recherche, en France au début des années 2000, comme de son hoquet récent, « Sciences en marche3 ».


1 La traduction française parut quatre ans plus tard (pendant les événements de mai 68 !) sous le titre L’Homme unidimensionnel. Essai sur l’idéologie de la société industrielle avancée, aux éditions de Minuit.

2 Céline Pessis, Survivre et vivre. Critique de la science, naissance de l’écologie, L’Échappée, 2014.

3 Pour une critique circonstanciée du mouvement Sauvons la Recherche, on peut consulter le recueil de textes du groupe Oblomoff : Un Futur sans avenir. Pourquoi il ne faut pas sauver la recherche scientifique, L’échappée, 2009.

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