Bouquin

Survivre au XXe siècle

Face à la baisse chronique des budgets de recherche, le conseil scientifique du CNRS attend « un signe clair de soutien à la vocation scientifique1 ». La cause est nationale car notre système de recherche contribue « à la fois au développement culturel, au dynamisme économique et à la puissance de notre pays ». Pareille tribune aurait fait bondir les membres du groupe Survivre et Vivre, dont Céline Pessis vient de rassembler les principaux articles dans un ouvrage publié à L’échappée2. Entre 1970 et 1975, ce groupe de chercheurs pose les bases de l’écologie en critiquant financeurs et objets d’étude de la science. Inspiré de ces scientifiques nord-américains qui, en pleine guerre du Vietnam, ferraillent contre l’emprise des militaires sur leurs labos, le groupe français se rassemble autour du mathématicien génial Alexandre Grothendieck (six thèses à 21 ans !) : au sortir des « Trente Ravageuses », et soufflant sur les braises du mai situationniste, ils s’en prennent à ces laboratoires « devenus des quasi-empires industriels […]. Portés par un État néocolbertiste, de grands programmes technologiques (nucléaire, aéronautique et spatial, informatique) soutiennent l’industrialisation et la sourde militarisation de la recherche. » En tant que matière grise des pollutions, de l’impérialisme occidental, de l’apocalypse nucléaire et des violences armées, les chercheurs de Survivre rappellent la communauté scientifique à ses responsabilités. Leur attitude est radicale : quand Grothendieck découvre que son laboratoire est financé par le ministère de la Défense, il démissionne.

Pourtant vieilles de quarante ans, les idées de Survivre sont d’une fraîcheur dont on peine aujourd’hui à en retrouver le souffle. Quel scientifique pour s’émouvoir du fait que les 16 milliards d’euros de budget de Recherche et Développement de l’armée en font le premier investisseur public ? Que «  les dépenses de défense irriguent la partie de notre tissu industriel la plus riche en entreprises innovantes dans la recherche et développement, la plus compétitive à l’exportation et la plus performante en termes de créations d’emplois », ainsi que se félicitaient deux membres de la commission en charge du dernier Livre blanc sur la défense et la sécurité nationale3 ? Cette fraîcheur libertaire de Survivre manque aussi pour désamorcer les pièges de l’expertise et des tendances autoritaires d’une écologie de technocrates. Au début des années 1970, les deux rapports du Club de Rome et celui du commissaire européen Mansholt planifient la « croissance zéro ». Survivre ne s’en laisse point compter, traçant « très nettement une double ligne de démarcation : contre ceux qui noient le problème écologique, les partisans de la croissance à tout prix ; contre les zéroïstes bourgeois, les apôtres du super contrôle pour la survie, les flics écologiques. » À l’heure des écotaxes, de la planète « intelligente » et autres marchés carbone, la vigueur de Survivre devrait nourrir les contradictions du mouvement écologiste actuel.


1 Le Monde, 19 mars 2014.

2 Survivre et vivre. Critique de la science, naissance de l’écologie, L’échappée, 2014.

3 Jacques Gauthier et Daniel Reiner, Le Monde, 21 mars 2013.

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