Foyer du peuple

Rouges au bar, jaunes dans les verres

À Marseille, il fut un temps où Juliette, Éliane, Nicole et Monique se baignaient dans la rivière du Jarret à côté de l’usine de soufre. Il fut un temps où l’on ramassait la salade à deux pas de Menpenti, un temps où le foyer populaire fut racheté par des communistes pour en faire un dispensaire gratuit, une bibliothèque, un bistrot, un lieu de vie.
La Une du n°148 de CQFD

Marseille, 1936, rue Brandis. Un bar est racheté par une poignée de militants communistes après les longues grèves du mois de juin. Un bar mais aussi un centre social organisé autour du Parti. En 1948, ce sont pas moins de 39 bars qui seront tenus par les communistes de Marseille. Si l’on est un bon communiste, gare aux tournées.

80 ans plus tard, nous sommes assis avec Monique et Eliane, deux sœurs qui ont passé leur vie dans le quartier de Menpenti. La salle s’appelle Robert Perez, je demande à Monique qui était le monsieur. Elle s’écrie : « Mais c’est mon mari. » Robert a tenu le comptoir des années durant avant qu’Alain et Nicole, sa sœur, ne reprennent le flambeau. D’autres ont suivi : David, Michel, jusqu’à Étienne aujourd’hui. Tous militants. « Robert il fallait pas trop lui parler ! Le matin surtout. Un jour qu’un client venait lui raconter sa vie, il a mis la grille de la pompe à bière devant son visage pour singer le confessionnal. » Monique et Eliane trouvent que c’est pénible d’écouter tous les jours des confessions : « Que sa femme n’a pas voulu coucher avec lui, etc. » Eliane ajoute : « Je m’en bats les choses ! » Monique travaillait comme « tata » dans les écoles puis elle venait remplacer son mari au comptoir. Ici on ne vire pas les gens parce qu’ils ne partagent pas vos opinions. « Un jour entre un bonhomme avec Le Monde soigneusement plié sous le bras. Robert lui dit : “Vous pouvez le montrer. On va pas vous manger”. »

Dans la salle Robert-Perez, on aura tout fait, tout vu. Du ping-pong, des meetings, des soirées de danse, et même une veillée funèbre, celle du député Pierre Doize, ancien déporté qui savait lever le coude. Il se tue en 1979 avec sa femme en revenant d’un congrès d’anciens déportés à Narbonne. « Sa femme Antoinette s’était aspergée de vitriol pour ne pas être prise comme fille de vie par les Allemands. On le voyait bien qu’elle avait été belle », racontent-elles. Pierre Doize travaillait au port de Marseille, avant d’être licencié pour ses opinions politiques. C’était un temps où les ouvriers devenaient des députés tandis que de l’autre côté se reproduisaient les médecins et les profs. « C’était un maçon qui faisait du judo », précise Monique. Pour Éliane, c’était son « père spirituel ». « Alors, quand certaines me disent que les camps de la mort, ça n’a pas existé… “Putain de merde de la connasse !” », s’insurge-t-elle en termes choisis. Pourtant ces militantes ont encore fort à faire au comptoir avec les discours racistes.

Durant la guerre d’Algérie, les camarades montent des tours de garde. « Il s’y tenait des rondes depuis l’Indochine, » précise Monique. L’ OAS canarde la vitrine, une autre fois une grenade blesse des militants. « On montait la garde même en 68. J’ai été arrêtée lors d’une manif à l’époque… », se souvient Éliane.

Le quartier rouge de Menpenti, comme on l’appelait après-guerre, devait aussi sa réputation à l’implantation de la CGT. Lors de la bataille contre la loi Travail, les militants de tous poils se sont retrouvés encore ici au comptoir. Mais au Foyer, c’est le Parti qui commande. Il n’en reste pas moins qu’ici c’est encore populaire. Et le prix des consommations est en rapport avec la classe sociale. À côté de nous, Louis, Jacques et Jeannot jouent sagement au rami, mais à l’heure de l’apéro, ça tourne autrement.

La vie du foyer ce sont les femmes de la famille qui l’animent : Nicole par exemple qui fait à manger lors des stages syndicaux. D’origine italienne par ses parents, elle apprécie quand la chorale La Lutte enchantée, qui a pris ses quartiers au foyer, lui dédicace « Bella Ciao ».

Un soir, c’est un habitué qui se réjouit de la pluie : « Elle fait mon travail. » Il balaie les rues de Marseille. Puis il proclame : « Il n’y a plus de bataille politique depuis dix ans. » Étienne qui tenait la buvette pour le PC n’aurait jamais pensé atterrir derrière le comptoir. Il est du 1er arrondissement. Au chômage il a pris le boulot derrière un militant lyonnais des JC. Derrière eux, les autocollants CGT de toutes les boîtes de Marseille cernent le plus beau : « Allez L’OM » qui fait le fier face au drapeau de la Paix. Pour sûr, on trouve ici trois marques de pastagas mais c’est toujours un communiste qui le sert.

Christophe Goby

Pépé

Mon arrière-grand-mère est morte après une cuite en tombant dans le fossé à Abrest, dans l’Allier. Il n’y a pas de plaque mais je le sais. Son fils qu’on appelait le « Marquis de Brages » dévalait de son terrain vague en mobylette, saoul comme un cochon. C’était un ivrogne sympathique. Il est mort il y a dix ans lui aussi, au dessus de La Cascade, un bar que j’affectionne rien que pour son nom. Il évoque l’eau qui descend dans le verre.

Son frère, mon grand-père, est parti mourir à l’hôpital après un cancer contracté à la cigarette et à l’alcool. Peut-être aussi à l’amiante vu qu’il était plombier de son état. Un plombier qui ne refusait jamais un verre. Un plombier qui refusait de se faire payer, ce qui mettait ma grand-mère dans tous ses états.

Partir de troquet en bistrot et chalouper sous l’épaule de pépé vers une autre rive, un autre bar, était un plaisir pour moi, quand j’étais adolescent. Mon grand-père connaissait tous les clients des bistrots de son quartier et partout il me présentait. Les cirrhoses me zieutaient, les yeux fatigués sur les poches de Ricard me saluaient avec chaleur. « Oh le petit-fils de Roger ! » Et on nous payait une tournée. Partout cette odeur fascinante de Ricard et de sirop mêlés. Partout ces vieux comptoirs avec leurs machines à cacahouètes rouges. Tourner la poignée et les voir descendre pendant que mon oreille guettait le bruit de l’eau qui chutait dans le jaune. La télé n’était pas encore arrivée dans nos bars.

Roger fréquentait tout ce qu’on faisait de mieux en PMU aussi. Le Tilleul portait mal son nom sauf pour l’arbre qui a dû être abattu. L’ambiance y était à la clope : la gitane et la goldo. On y poinçonnait le tiercé quand on ne se rendait pas directement au champ de course, où il avait ses entrées. C’était moins tranquille comme ambiance. Il se jouait des choses graves. On y jouait sa paye en ce temps-là. Roger m’expliquait les courses dans ces bars : Placé, Gagnant, les cotes et les écuries, et le cérémonial des courses, quand les chevaux s’élancent derrière la voiture, et encore le cheval qui est disqualifié quand il galope au lieu de trotter. Tout ça derrière un comptoir rempli de désespoir souvent. De joie aussi au moment du final quand les jockeys cravachent leurs chevaux.

Parfois, c’était une tournée de blanc ou de rouge limé. Le matin avait ses faveurs quand trônaient sur le comptoir des oeufs durs. Ces oeufs dans leur présentoir, c’était une fête. Comme les grenadines que les tenanciers ne manquaient jamais de nous offrir. Les colorants étaient plus rares. Menthe ou grenadine. Le bonheur était complet. Et quand il y avait un baby-foot, alors là… c’était Luna-park. On ne m’aurait jamais fait décoller pour Disneyland, moi qui avais fait une cinquième option baby-foot. Pépé, lui, redoublait son CAP de comptoir en comptoir.

C. G.
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