Dossier « Un peu de l’âme des bistrots »
D’une gargotte athénienne
Dans le très renommé guide touristique américain Frommer’s, un fils d’immigrés grecs nommé Petros a voulu décrire l’originalité de cette taverne athénienne dont je voudrais faire ici l’éloge… par détours, paraît-il : « Le secret le mieux gardé d’Athènes. Quand mon grand-père m’a parlé de cette petite taverne souterraine à Gazi, ce devait être en 1985 ou en 1986, quelques années après la fermeture de la polluante usine à gaz, événement qui a entraîné Gazi et les quartiers environnants dans un délabrement considérable. Lui et ses amis y venaient pendant la guerre, à l’abri des bombardements, se régaler de plats chauds et de vin au tonneau. C’était au début de l’occupation nazie et avant la famine. Dans leurs patrouilles nocturnes, les nazis n’arrivaient même pas à trouver l’endroit, malgré les nombreuses fois où le rebétiko y résonnait fort. Mon grand-père n’a jamais cherché à retrouver la taverne après la guerre. Je pense qu’il ne se doutait pas qu’elle était toujours là. Alors, imaginez ma surprise… Il n’y a pas de nom, numéro de téléphone, pas de réservations et les cartes de crédit ne sont pas acceptées. »
Je m’appelle Babis. Mais aussi « Kostas », nom emprunté au détour d’un entretien autour de la révolte de décembre 2008 avec un ancien de CQFD, qui lui aussi dans un passé lointain a apprécié le vin du tonneau de ce refuge souterrain : « Quelle joie de rencontrer mes clients dans la rue, ivres de cette ambiance rebelle, hilares face au spectacle ridicule, à mourir de rire, d’un arbre de Noël planté par la mairie devant le Parlement, brûlé par les manifestants et le lendemain de nouveau planté et décoré, encerclé et gardé par les forces anti-émeutes ! 1 »
En janvier 2009, poussés par le vent fort de décembre, quelques « erroristes », proches de CQFD, s’étaient retrouvés devant notre humble local. Descendant trois mètres plus bas que le niveau de la rue, ils ne s’attendaient pas à ce que quelqu’un là-dessous parle français… Et après manger, après boire, après l’addition… enfin, ils eurent quelques explications : « Mais, cet article on l’a lu, alors c’est toi, Kostas ? » « Oui, c’est moi, Babis. »
À la taverne, il y a toujours Alexandra. Elle continue à mettre sur le feu les casseroles pour nos clients et à réchauffer leurs cœurs avec son chant. Si par chance vous l’aviez entendue chanter du rebétiko en juillet 1999 à Port-de-Bouc, vous ne l’auriez pas oubliée. Invitée à Marseille – grâce à un vieil ami, fils authentique de cette ville phocéenne et grand amateur de notre taverne – avec une bande d’excellents musiciens, elle a apporté sa contribution pour renouer les fils entre deux villes « universelles ».
« Dis donc Kharon, quelle joie aurais-je dans tes ténèbres ? »
Dans les tavernes on parle souvent des destinées. Un dialogue poétique dans une chanson traditionnelle suivi d’un fait auquel on accorde une signification liée à une sorte de vérité incluse dans l’image poétique, suffit à se réclamer du destin. Là où le vieux fêtard se réjouissait au milieu d’une joyeuse bande de musiciens épirotes aux clarinettes, en dansant avec un verre de vin sur sa tête aux cheveux blancs, il a reçu le coup. Le fil de sa vie a été coupé. Son cœur a craqué, le verre non ! Sa fille se jeta sur son corps effondré, en larmes et en criant : « Mon amour, mon cœur ! » Tout autour, nous, une cinquantaine de personnes, le choros antique. On a murmuré : « Une mort heureuse. » J’ai versé du vin rouge sur le plancher. Quelques heures plus tard, une autre joyeuse bande mangeait, buvait et faisait résonner le bouzouki : « Pente ellines ston Adi. 2 » Sans s’apercevoir de son « départ ». Sans l’avoir jamais connu. Je l’ai ressenti comme un hommage pour lui.
Avec une vie passée à la taverne, tout peut arriver ! Le vieil ami, sorti d’une prison française et arrivé dans la nuit pour être accueilli comme un frère ; un curé en noir jouant du violon à côté de joueurs de bouzouki demi-nus, bourrés au vin ; quelques coups de poing ; de longues, très longues discussions ; superbes danses de femmes ; le flic, joueur de bouzouki et danseur habile de zeibekiko ; l’aventurier, immigré depuis des années en Allemagne et aux États-Unis pour tout gagner et tout perdre ; des charognes de députés ; des prolos fiers d’eux-mêmes ; des rêves exaltés – « mariage avec une princesse marocaine possédant 15 wagons pleins de livres sterling, des tonnes de cocaïne et 500 dervishes qui préparent les narguilés » – ; des amours éphémères ; des crises diverses ; Théo, l’ami, acteur, serveur, avec son humour vitriolesque, qui récite des poèmes ; Ilias, musicien gréco-albanais, capable de ressusciter des morts en frappant son tambourin ; des Grecs musulmans du quartier dévorant le délicieux tas-kebab ; des clochards assoiffés de vin ; des révolutionnaires, hélas, futurs détenus ; ce couple venu du Chili à l’aide du guide américain ; moi, descendant à l’aéroport de Londres pour entendre derrière moi une voix féminine, en grec : « Toi, ici ?! »
Je ne suis plus là, à la taverne. Je viens de prendre un autre chemin. Pourtant, parfois, j’y vais comme client. Alors, vous me suivez ? Sur la place Omonia, allez chercher un gros mec, brun, moustachu, grec musulman, assis sur un petit tabouret, à l’abri du soleil et de la pluie, cireur de chaussures. Lui, il nous connaît. Au temps jadis, il habitait le quartier de Gazi. Il vous indiquera le chemin.
Cet article a été publié dans
CQFD n°148 (novembre 2016)
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Paru dans CQFD n°148 (novembre 2016)
Dans la rubrique Le dossier
Par
Mis en ligne le 15.08.2019