Centenaire de la mort de London

Le troquet de Jack London

Cela fait un siècle que John Griffith Chaney alias Jack London a vidé son dernier godet. À Oakland subsistent les planches du troquet où l’auteur du Loup des mers traîna ses guêtres. Ambiance.

Fin d’après-midi sur le front de mer d’Oakland, le soleil se couche. De l’autre côté de la baie, à quelques kilomètres, il y a San Francisco la libérale, la bourgeoise. De ce côté-ci, un port de plaisance, une promenade aménagée, beaucoup de béton. C’est kitsch et laid.

Il y a un siècle, Oakland était une ville de prolos, une cité industrielle, un port de pêche ; aujourd’hui, elle est en voie de gentrification accélérée. Au milieu de ce décor aseptisé, et comme sorti de nulle part, trône un vieux bistrot tout de bois bâti, et tout dégingandé. Il affiche presque 140 ans au compteur. Fabriqué à partir de l’épave d’un baleinier en 1880, il a servi de gîte pour les pêcheurs d’huîtres pendant trois ans, avant d’être transformé en bistrot par Johnny Heinold, taulier du lieu jusqu’en 1939. Depuis le tremblement de terre de 1906 qui détruisit Frisco et ses alentours, le sol penche tant qu’on se croirait en pleine mer, un soir de grain. Et si ça tangue, c’est peut-être la faute de ce mauvais rouge de la Sonoma, ou de la Napa issu des vallées viticoles toutes proches qui produisent un vin uniforme et trop sucré à base de Merlot et de Cabernet-Sauvignon.

Les locaux viennent y tomber quelques verres en sortant du boulot, la bière est fraîche, la rousse relevant le niveau. On craignait de croiser quelques retraités friqués descendus de leur yacht, il n’en est rien. Les gueules sont cassées, tatouées, patibulaires à souhait. On s’y sent bien.

Trois gars d’une trentaine d’années entrent pour la première fois dans le First and Last Chance Saloon et le serveur affable se jette sur eux pour leur expliquer l’histoire du troquet d’Oakland. On parlait de « first and last chance » parce que c’était le premier rade ouvert au matin, quand les pêcheurs prenaient la mer, et le dernier à fermer ses portes, à l’heure où la nuit n’était plus du tout jeune. Et puis c’était aussi le bar où les habitants d’Alameda, l’île voisine mais dry, pouvaient boire un coup en toute légalité, juste avant d’embarquer. Le serveur insiste : « C’était surtout le bistrot de Jack London, vous savez, l’auteur de White Fang (Croc-Blanc)  ! » Les trois gars opinent du chef. Ce bouquin-là, oui vraiment, ça leur dit quelque chose. Cheers Jack !

Si on prend la peine de regarder un peu attentivement, le fils prodigue (1876-1916) de Frisco et d’Oakland est partout : peint sur une affreuse fresque d’un côté extérieur ; sur l’enseigne puisque le bar a été rebaptisé Jack London’s rendez-vous, derrière le comptoir où Johnny Heinold avait installé un des plus fameux portraits de l’auteur, mais aussi en salle, avec la table sur laquelle il rédigea le synopsis de Call of the Wild et The Sea Wolf (c’est ici que London rencontra Alexander McLean, modèle du personnage de Wolf Larsen). En réalité, même s’il est resté lié toute sa vie avec le patron (il lui envoyait ses livres dédicacés, et celui-ci a financé sa reprise d’études à Berkeley), London a surtout traîné ses guêtres dans ce bistrot à la fin de son adolescence, entre 1891 et 1894. Il le raconte dans John Barleycorn (1913), exceptionnel récit autobiographique relatant son addiction à l’alcool. Il mentionne le First and Last Chance à 17 reprises ! Évoquant ses beuveries avec les autres bad boys d’Oakland, il écrit : « C’est ainsi que j’ai gagné mes galons d’homme. Ma situation sur les quais et dans le milieu des pilleurs d’huîtres est aussitôt devenue excellente. On me regardait comme un brave garçon qui n’avait pas froid aux yeux. [...] Mieux vaut régner en prince sur des pochards bagarreurs que trimer douze heures par jour sur une machine pour dix cents de l’ heure.  »

En ce temps-là, le jeune Jack avait faim, était dur au mal et voulait brûler son temps. Sa conscience socialiste s’affirmera plus tard, à l’orée du nouveau siècle, avant de laisser place, sur le tard, à un conformisme confondant. Ce troquet a fait office d’instance de socialisation : il y a fait des rencontres, y a exacerbé une certaine virilité, y a surtout glané des anecdotes pour des récits futurs qui deviendront des best-sellers, parfois des chefs-d’œuvre.

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