Dossier « Un peu de l’âme des bistrots »
Marine social club
Un dimanche soir d’octobre. Les vents du hasard nous poussent à l’heure de l’apéritif vers le Bistrot de la Marine qui brille dans la nuit sur le quai désert. Le Bistrot de la Marine et sa façade rétro : la dernière institution du vieux port du Portrieux, partie populaire de la cité halieutique et balnéaire de Saint-Quay-Portrieux, Côtes-d’Armor – son casino, sa plage, ses sirènes de passage, ses chalutiers et son peuple de la mer. Une excitation palpable s’est emparée de la clientèle aux traits tirés qui a passé, entend-on en terrasse, « un samedi soir exceptionnel », et où une vieille dame qui sort de la douche et sent la vanille de synthèse se vante auprès d’un marin-pêcheur admiratif d’avoir « fini à six du mat’ ».
L’enjeu de l’apéritif dans le bar progressivement bondé de joyeuses créatures transgénérationnelles, du beau sexe comme du vilain ? Assister, en famille oserait-on dire, à la projection d’un court-métrage mettant en scène sa majesté le bistrot lui-même et ses prestigieux sujets – entendez le personnel et les habitués. Le petit film s’intitule Autant en emporte... la pipe de Marjaque 1, l’histoire d’un vieux loup de mer qui revient d’Afrique et à qui un homard aurait volé sa pipe… L’enquête bat son plein, les visages connus et reconnus défilent sous les hourras des spectateurs, le visionnage collectif, verre en main, de ce film tourné en quatre jours et signé Frédérick Laurent, Yann Veillet Kerverzio et David Piffart, trois familiers des murs, évoque la simplicité burlesque du génial Jacques Rozier. Soudain, l’évidence surgit : ce qu’on voit là, sur l’écran communautaire, n’est rien d’autre que l’esprit des lieux. L’esprit du lieu. Du plus fantasque et chaleureux bistrot de la côte du Goëlo, qui lui fait son cinoche tous les jours ou presque depuis plus de cent ans.
Julien, tonique trentenaire qui gère les flux derrière le comptoir, nous l’assure : une carte postale du début du XXe siècle atteste bel et bien de l’existence séculaire de ce pôle magnétique pour affamés et assoiffés en tous genres, « qui à l’époque s’appelait non pas bistrot mais bar de la Marine ». Comme le remarque subtilement Olivier, enfant du port et acheteur à la criée en train de téter sa pinte de Nordé, la bière artisanale de Saint-Quay, le nom « Marine » est toujours resté, « pas comme dans ces bars où ça change tout le temps avec les nouveaux propriétaires. » Ce qu’il aime ici ? « C’est un bar très nocturne, pas un salon de thé, et on y rencontre des gens improbables. » Songe-t-il à Eno – « One » en verlan –, dandy punk qui partage sa vie entre Amsterdam et la petite commune de Plourhan, et qui nous sourit depuis l’entrée, vêtu d’écarlate et coiffé d’un chapeau melon noir ténèbres ?
L’histoire mythologique et sociale des cafés du port est complétée par Tétech, électricien qui a fait cinq saisons à la Marine, derrière le comptoir. Pour lui, la Marine est le dernier fleuron d’une liste d’établissements évanouis avec l’avènement du nouveau port et son lot de bars et de restaurants formatés pour les plaisanciers. « Il y avait La Jetée, Le Bretagne, Le Mouton blanc, La Bienvenue... » Il marque une pause et reprend, ému. « Il y avait aussi Le Café du Commerce, qui a fermé quand Arnaud, le propriétaire, s’est tué accidentellement 10 mois après la reprise de La Marine par Boboche. »
Boboche, le nom du tendre et ombrageux maître des lieux est lâché… Objectivement moins joli que Manon, qui sert le midi, mais non moins délicieux que les accras de morue maison qui font la réputation de la cuisine impeccablement tenue par Aurélien, jeune Montpelliérain venu s’aérer au pays des brumes, « où les gens sont plus francs », Boboche, quadra véloce, est une légende à lui seul. Originaire de Loguivy-de-la-mer, il a illuminé pendant quatre ans les nuits de l’hôtel Bellevue, à Port-Lazo, sur la rugueuse commune de Plouézec, avant de poser ses pénates au Portrieux, il y a dix ans. Après quelques mois d’acclimatation, ce génie de la nite aux yeux bleus et aux cheveux poivre et sel a remis le couvert sur le vieux port. « Ce meclà te fait voyager, un super barman et un cuisinier qui peut mettre la pige aux plus grands chefs », s’emballe Christophe, chapeau de cow-boy en cuir noir vissé sur la tête, maraîcher sur l’île de Saint-Riom et à Saint-Péver, au sud de Guingamp, qui sert les plus grands restaurants d’Europe, dont le Noma de Copenhague, et bien sûr… La Marine – avec toujours quelques tranches de fruits et légumes d’exception pour agrémenter les plats, mix de poissons à la plancha ou homard pris directement dans le vivier sous l’escalier, qu’on peut manger en salle, au comptoir ou à l’étage, face aux célèbres fresques maritimes réalisées, en 1950, par le peintre Bernard Locca.
Si le Bistrot de la Marine est de jour en jour le chef-d’œuvre live de Boboche, son heure de gloire minuscule se révèle plus occulte : une grande gifle adressée au chanteur séducteur d’adolescentes Jean-Luc Lahaye, qui se la racontait un peu trop sur la piste de danse de la discothèque La Grange, à Courchevel, en 1991, où le petit Breton faisait la saison. « Les videurs m’ont sorti mais pardonné direct, car ils étaient d’accord avec moi. » Bon, ne flippez pas, Boboche, aujourd’hui pote avec Thiéfaine qui passe de temps en temps à la Marine – ceci explique cela –, est total cool. D’ailleurs il n’aime rien tant que « le vin, le rhum… et l’apéro avec les copines ». Et le calva avec les sirènes ? « Ben oui, on en boit aussi euh... beaucoupbeaucoup. »
Et nous, nous en voyons et en entendons beaucoup-beaucoup au comptoir, des sirènes, hommes ou femmes, sur deux pieds ou sur un coude. C’est peut-être l’heure. Ou la multiplication des vins. Ou le comptoir lui-même, réagencé par Sam, menuisier-charpentier sereinement arrimé à son ouvrage. Certaines mauvaises langues disent que le Bistrot de la Marine, c’est la cour des miracles. D’autres, plus sentimentaux, évoquent un refuge. Nous parlerons de pêche miraculeuse, ou de bistrot total.
Frédéric Ciriez a publié trois romans aux éditions Verticales dont Je suis capable de tout en 2016.
1 Titre provisoire de ce court-métrage que l’on peut voir en ligne sur Youtube.
Cet article a été publié dans
CQFD n°148 (novembre 2016)
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Paru dans CQFD n°148 (novembre 2016)
Dans la rubrique Le dossier
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Mis en ligne le 27.10.2019
Dans CQFD n°148 (novembre 2016)
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