Photographie : Circulez, y a tout à voir !

L’écrivain Yves Pagès signe Photomanies, un livre de photographies « écrites », capturées à travers Paris et sa petite couronne.

Dans Photomanies, la traversée de la ville en scooter – Paris et sa petite couronne – tient lieu de matrice spatiale et psychique à la collecte d’images abandonnées, télescopées, tantôt minuscules tantôt énormes, comme autant de résidus urbains à sortir de la faillite et à faire parler autrement. De quoi s’agit-il ? D’une œuvre que l’on peut explorer comme une installation à la déconcertante plasticité, rigoureusement construite et subtilement gratuite, placée sous le signe politique de l’incongruité du réel – ceci est une conduite, voire une éthique.

Voici le balisage expérimental de l’ouvrage  : trois sections alternées aux titres-valises de « Binômanie », « Monolubie », et « Fiascorama », où la pulsion scopique motorisée joue à plein régime pour interroger, en creux, la nature des langages verbal et visuel.

Les « Binômanies » de l’auteur des Petites natures mortes au travail œuvrent ainsi à nous proposer, sur deux pages en regard, le « rapprochement fictif » de portions de réalité engendrant de troublants effets de complétude et de divergence oculaire  : un tag « Mort aux flics » sur un mur, surplombant des vêtements qui traînent sur la base d’un échafaudage/une meute de photographes qui shootent hors champ, sur leur droite ; trois lettres de néons illuminées, « BAS »/trois employés en train de dérouler le tapis rouge du Palais du festival de Cannes sous le fronton « UN CERTAIN REGARD » ; un crâne monumental où se promènent des guêpes/une barrière rouillée où l’on peut lire, en négatif et en un seul mot, « lesens ». Si le réel ne cesse jamais, sa mise en écho fragmentaire non plus, par le filtre parasite de l’œil de l’écrivain, qui double, dédouble, ouvrant par là des espaces de fiction inédits.

Les « Monolubies » de Pagès marquent quant à elles la souveraineté de l’obsession, de la « manie ». Elles procèdent de la démultiplication du Même – figures de pieds, de cadenas, d’annonces de recherche d’emploi épousant la forme de la main des « femmes sérieuses » qui les ont accrochées sur des poteaux ou des canalisations d’extérieur. L’humour et la répétition décontaminent ici la violence de la trace sociale, et la pluralité des figures dissout la tragédie qu’engendrerait l’arrêt sur image, l’avènement de l’Un. Bref, pas de portraits ou d’images fixes, mais des séries, du mouvement, la libido parfois potache d’un œil qui caresse l’infra-langage de la Ville en mode mat, jamais « brillant ».

À trop regarder, le photographe peut perdre sa cible de vue (il n’a pas eu le temps de cadrer, le feu rouge est passé au vert, le réel s’est évanoui). Ne demeure dès lors que le désir d’une photo avortée compensée par une légende dans une case blanche, noire ou grossièrement pixelisée. C’est la série « Fiascorama », interlude conceptuel entre le d(tr)ouble des « Binômanies » et les maniaqueries des « Monolubies ». C’est la part la plus abstraite du livre, une photo sans image (comme un artiste sans œuvre), une description verbale sans référent visuel  : « Le dos tourné d’un noctambule entre deux âges ondulant du bassin au plus près d’une palissade, lui qui se retourne une fois pisser tout son saoul, moi qui le vois me surprendre en flagrant délit de voyeurisme. » Évidemment nous ne verrons rien à l’œil nu puisqu’il n’y a pas eu de prise de vue. Nous lirons seulement une « photo en une phrase  », belle comme la chimère du Livre impossible, qui eût réjoui aussi bien le fantasque Raymond Roussel que le nerveux Félix Fénéon, l’ingénieur verbal des célèbres Nouvelles en trois lignes.

La pudeur est ici un principe d’élégance au service du culte délicat de « l’icônerie » – mot relevé dans l’introduction de l’auteur, joliment titrée « À propos de quelques affinités perceptives », où s’affirme joyeusement – une fois surmonté le complexe du photographe imposteur – le déplacement du verbal au visuel. C’est aussi ce qui fait de ce livre un livre d’artiste, où l’écrivain a le tact de ne pas se prendre pour un photographe auteuriste, où le photographe amateur travaille en bonne intelligence avec l’écrivain qui l’a conduit jusqu’ici. Nous en avions déjà eu les prémisses sur archyves.net, où la mémoire active, facétieuse et politique, d’Yves Pagès, met sauvagement à l’honneur des images tirées de « l’art mural » – textes, affiches, collages insolites tirés de l’oubli historique ou de leur inéluctable disparition dans le temps ordinaire de la vie matérielle.

Le langage est en conflit avec le monde. Le signe, linguistique ou visuel, ne colle jamais à la chose. Il est impropre tout comme le réel est incongru. C’est en ce sens qu’il faut circuler, comme à deux-roues, dans Photomanies, ouvrage où la dyslexie et le rythme des propositions disent la fragilité des images, jamais leur perfection fétichiste, même si la tentation s’en présente de temps à autre et se nomme érotisme. Ce serait par exemple le corps et le visage de ces mannequins de celluloïd, muses muettes du spectacle saisies dans des devantures transparentes et qui polarisent impossiblement le désir en même temps qu’elles le réfractent alentour – arbres, immeubles, rues. Scooter.

Photomanies, Yves Pagès, éditions Le bec en l’air, 245 pages, 25 euros.

Biblio :

Écrivain et directeur des éditions Verticales, Yves Pagès est un touche-à-tout qui s’est fait connaître pour ses travaux sur Céline (Les Fictions du politique chez L.-F. Céline, Gallimard, 1994), Victor Serge ou Marinus Van Der Lubbe (avec Charles Reeve, Carnet de route de l’incendiaire du Reichstag, Verticales, 2003) et ses romans. Il est l’auteur notamment de Les Gauchers (Julliard, 1993), Prières d’exhumer (Verticales, 1997), Petites natures mortes au travail (Verticales, 2000, “Points” Seuil, 2001), Le Théoriste (Verticales, 2001, “Points” Seuil 2003), Souviens-moi (L’Olivier, 2014)...

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