Je vous écris de l’Ehpad / Épisode 15
« Potage, deux louches ! »
Il est 18 h 35, Valérie ouvre les portes de la salle à manger et annonce : « À table ! » « C’est pas trop tôt ! » lâche Mme Delmas qui s’empresse d’avancer son fauteuil pour couper la route aux autres et entrer la première. Certain·es attendent dans le salon depuis une bonne demi-heure déjà. Valérie, l’infirmière de service, et moi aidons la quarantaine de résident·es qui mangent ici le soir à s’installer. Je donne le bras à Mme Texier. « C’est gentil ! Vous savez, je n’y vois plus rien. » Je le sais, elle le répète à chaque repas. « C’est malheureux de vieillir ! » soupire-t-elle. Une fois assise, elle attrape le pichet de vin et s’en sert un bon verre.
— Vous n’y voyez rien mais vous avez su trouver le pinard ! je lui lance.
— Oh oh, vous avez entendu ça ? s’esclaffe une de ses voisines.
— Qu’est-ce qu’il a dit ? Qu’est-ce qu’il a dit ? piaffe une autre.
Ces vieilles dames adorent qu’on les taquine.
Il est 18 h 50, tout le monde est là : on attaque le service, Valérie d’un côté, moi de l’autre. « Potage, deux louches ! » « Une louche et demie de vermicelles, pas trop de bouillon ! » À force, on connaît les habitudes. Mme Delmas me fait signe de venir. « Est-ce qu’il y aura quelqu’un pour me reconduire à ma chambre ? », me demande-t-elle. Plus que la qualité du repas, c’est le principal souci depuis que l’ascenseur n° 1 est tombé en panne, il y a maintenant deux mois. Je la rassure, elle me demande du rab de pain, je fais « oui oui » et commence à débarrasser bols, assiettes creuses et cuillères. Valérie ressert Jean-Claude (vermicelles, trois louches) puis elle descend à la plonge avec le chariot de vaisselle, par le petit ascenseur de service.
Il est maintenant 19 h, l’ASH1 du troisième arrive essoufflée : elle a laissé en plan sa plonge pour prendre le relais de Valérie. À son étage et au premier se trouvent également des salles à manger, plus petites, pour des personnes moins autonomes. Et à chaque étage, il y en a aussi quelques un·es qui mangent en chambre. Nous pouvons donc commencer le service du plat. « Omelette aux champignons ! » j’annonce. « Encore ! » soupire-t-on un peu partout. C’est vrai que ça revient souvent. Moi ça me va bien, c’est plus facile à servir que les endives au jambon ou la pizza.
« Pas beaucoup, très peu, à peine, moins, la moitié, le quart... » Chaque soir, nous revisitons toute la gamme de la petite quantité. Seuls les cuisiniers semblent ne pas être au courant et s’obstinent à prévoir des portions de terrassiers. Résultat, la moitié des plats part directement à la poubelle. En voyant l’omelette, certain·es font la grimace et se rabattent sur la purée. « Et mon pain ? » me relance Mme Delmas. Je n’avais pas oublié, la consigne est de ne pas lui en redonner : elle le planque dans son fauteuil pour le donner aux pigeons. « Oui oui, Mme Delmas, je n’ai pas oublié ! » Alors que nous avons à peine terminé de servir, Mme Blanchot se lève pour regagner sa chambre. Elle ne prend pas de soupe et demande à ce qu’on lui serve le dessert en même temps que le plat. Cinq minutes chrono ! À l’autre bout de la salle, Mme Cadène savoure son potage à un rythme de lémurien.
Nous débarrassons, je charge le chariot dans le petit ascenseur, sonne pour prévenir Valérie et là, il est 19 h 20 : l’ASH du troisième file retrouver sa plonge tandis qu’une AS2 du premier la remplace après avoir terminé ses couchers. Ça, c’est dans le meilleur des cas. Le moindre couac dans les étages se répercute en salle à manger. N’allez pas en conclure qu’il manque du personnel : « C’est une question d’organisation », nous assure la cadre de santé.
En dessert, c’est crème caramel. Tout le monde aime ou presque, c’est vite expédié. Et c’est là que le grand capharnaüm commence. Alors que nous devons débarrasser verres, pichets et serviettes, les moins patient·es de nos résident·es commencent leur lente ruée vers l’ascenseur et le service se termine par un embouteillage de fauteuils roulants, de déambulateurs et de chariots, tandis que les AS déboulent pour prendre leurs résident·es, que les mien·nes me supplient du regard de ne pas les oublier et que Valérie sonne pour que je lui envoie le reste de vaisselle. J’expédie le dernier chariot, pousse le fauteuil de Louise d’une main tout en tirant celui de son mari de l’autre et, avec les AS, nous organisons le retour au bercail, par fournée de trois fauteuils et deux piétons. « Vous courez partout, mais vous n’êtes pas organisés ! » fait remarquer Mme Delmas. Elle se venge à cause du pain mais elle n’a pas tort. Les autres se taisent, résigné·es. L’ascenseur s’arrête au troisième étage. « Je suis arrivée ? demande Mme Texier. Vous savez, je n’y vois plus rien ! »
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Je vous écris de l’Ehpad est une chronique qui revient tous les mois dans CQFD depuis novembre 2020. Nous les mettons progressivement en ligne. Ci-dessous les précédents épisodes :
1 : « Alors, tu vas torcher les vieux ? »
2 : « Tu commences à avoir la même mentalité que les filles »
3 : « Bonjour Claudie, vous aimez le rap ? »
4 : « Oh la barbe ! »
5 : « On dansait à en mourir »
6 : « Je t’aime comme un frère ! »
7 : « Ça va Denis, tranquille ? »
8 : « Elle a pas fini de vous emmerder, celle-là ! »
9 : « Une vie sociale un peu terne »
10 : « Ça va encore faire des trucs à histoire… »
11 : « On va nous prendre pour des Gitans ! »
12 : « Les pigeons, ils valent mieux que vous ! »
13 : « Quand y a que des nénettes... »
14 : « Les Allemands ! »
Cet article a été publié dans
CQFD n°206 (février 2022)
Dans ce numéro qui fait sa fête à Blanquer, un dossier sur « les prolos invisibles de l’éducation nationale ». Mais aussi : un détricotage de la Macronie sécuritaire, un entretien anthropologique sur le règne des frontières, une plongée en bande dessinée sur la question du « rétablissement » en psychiatrie, des vaccins communards, des Balkans en tension et des auteurs de science-fiction qui jouent aux petits soldats.
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Paru dans CQFD n°206 (février 2022)
Dans la rubrique Je vous écris de l’Ehpad
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Mis en ligne le 01.04.2022
Dans CQFD n°206 (février 2022)
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