Histoire

Poitiers, le mythe martelé

«  Pour nier ce choc des civilisations, certains historiens ont limité la portée de la bataille remportée par Charles Martel », qui, comme on le sait, a bouté les Sarrazins hors du royaume des Francs en 732 à Poitiers. Voilà comment le comédien Lorànt Deutsch alimentait la thèse d’un conflit permanent entre Islam et Occident dans un de ses best-sellers pseudo-historiques. Pour William Blanc et Christophe Naudin, historiens et auteurs de l’ouvrage Charles Martel et la bataille de Poitiers (éditions Libertalia, 2015) la place de Poitiers dans le roman national n’est pas si franche que ça, mais, en revanche, son instrumentalisation politique est fâcheuse.

Dans votre ouvrage, vous vous attaquez à la figure de Charles Martel en tant que héros du roman national. Quelles ont été les grandes lignes du processus de la récupération politique de la bataille de Poitiers ?

Tout d’abord, il faut bien comprendre qu’on sait bien peu de choses sur cette bataille de 732, ce qui a favorisé, au fil des époques, des interprétations, souvent très fantaisistes. L’événement et le personnage qui lui est associé, Charles Martel, ont été, au Moyen âge, presque oubliés, sauf par les ecclésiastiques qui ont diffusé une légende noire du maire du palais d’Austrasie1  : Charles, selon eux, brûle en enfer, car il a spolié les biens de l’Église. Il faut attendre le XIXe siècle et Chateaubriand pour que l’image de Charles Martel défenseur de la chrétienté soit popularisée. Encore cela s’explique-t-il par le contexte de l’époque. Chateaubriand écrit en réaction – dans tous les sens du terme – aux Lumières. Nombre de philosophes du XVIIIe siècle, Voltaire en tête, avaient en effet une vision très idéalisée de l’islam et pensaient que la victoire de Charles Martel en 732 avait été une catastrophe plongeant l’Occident dans les siècles obscurs du Moyen âge chrétien. Chateaubriand veut au contraire montrer que le catholicisme est un facteur de progrès et il analyse la bataille de Poitiers à l’aune de ce présupposé  : Charles Martel, en gagnant, a sauvé non seulement la chrétienté, mais a aussi empêché la propagation du despotisme. L’écrivain voit en effet les pays musulmans, et particulièrement l’Empire ottoman, comme des territoires où ne règnent que l’oppression et la terreur. Il n’aura ainsi de cesse, au nom de la « liberté », de soutenir les projets coloniaux et la conquête de l’Algérie. Ce n’est pas un hasard si une des rares peintures consacrées à la bataille de Poitiers, commandée en 1834 par le roi Louis-Philippe, évoque plus, dans son décor, un paysage du Maghreb que la vallée de la Vienne où s’est déroulé l’affrontement en 732.

Néanmoins, ni la bataille de Poitiers ni Charles Martel ne deviendront aussi populaires que Jeanne d’Arc, Saint Louis, Du Guesclin ou Louis XI auxquels ont été consacrés nombre de livres, de peintures, mais aussi de sculptures à partir de la seconde moitié du XIXe siècle. Nous avons même été frappés de constater que certains manuels scolaires parmi les plus diffusés de la IIIe République, comme le Petit Lavisse, ne parlent pas de l’événement de 732. Cela ne veut pas dire que Charles Martel a été oublié, mais simplement qu’il était une figure secondaire dans le roman national, ce récit mythifié de la France que l’on apprenait à l’école. Les résultats des sondages effectués plusieurs fois depuis la fin des années 1940 vont dans ce sens : à la question de savoir qui est leur personnage historique préféré, les sondés omettent systématiquement de citer le vainqueur de Poitiers. 

A rebours d’une simplification courante, vous signalez l’admiration qu’ont pu exercer le nationalisme arabe et l’islamisme sur une partie de l’extrême droite, sans que cela ne contredise son discours antimaghrébin. Quelle place cette fascination exerce-t-elle encore ?

L’Orient a longtemps fasciné dans les rangs de l’extrême droite. Au début du XXe siècle, nombre d’auteurs réactionnaires préfèrent le monde arabe qui, selon eux, a su garder ses traditions, à la France devenue démocratique donc décadente. Ainsi, un romancier comme Claude Farrère, officier de marine de son état et futur pétainiste, regrette la victoire de Charles Martel. D’autres, comme le médecin René Martial, affirment dans les années 1930 que la race française a bénéficié des apports des populations arabes et surtout berbères venues en Gaule au VIIIe siècle. Cette idée – fausse, il n’y a jamais eu d’implantation massive de population maghrébine à cette époque-là – vise surtout à promouvoir l’idée d’un empire français capable d’assimiler les indigènes des colonies.

En 1985, dans le magazine Éléments proche du GRECE (Groupement de recherche et d’études pour la civilisation européenne), des hommes comme Pierre Vial affirment que la bataille de Poitiers a suscité une « iconographie démoniaque » à cause de « la méconnaissance de la civilisation arabo-musulmane ». Dans leur esprit, la culture – comprendre la race – européenne est menacée par le multiculturalisme – comprendre par les Juifs – dont le modèle viendrait des États-Unis. Pour survivre, elle doit trouver d’autres cultures avec qui s’allier, et, parmi elles, la culture arabo-islamique. Cette vision géopolitique explique que nombre de militants nationalistes sont fascinés par les régimes nationalistes arabes autoritaires, mais aussi par les courants islamistes, décrits en 1994 par le futur maire FN de Toulon Jean-Marie Le Chevallier, comme faisant partie du « grand élan identitaire qui parcourt la planète ». Dans ces conditions, on comprend que la bataille de Poitiers et Charles Martel n’aient été que rarement évoqués par les courants d’extrême droite.

Cela change en 1999, avec la guerre du Kosovo, qui voit les États-Unis prêter main forte aux musulmans kosovars contre les Serbes. À partir de ce moment-là, l’extrême droite modifie en profondeur sa vision du monde, à commencer par ceux qui formeront les identitaires. Pour eux, l’ennemi devient l’Islam et son « allié américain ». La bataille de Poitiers connaît alors un regain d’intérêt. Bruno Mégret, qui vient de quitter le FN pour fonder le MNR (Mouvement national républicain), va être l’un des premiers à l’invoquer, en allant notamment sur le site présumé de la bataille pour la célébrer. Depuis, la figure de Charles Martel est inévitable au sein de l’extrême droite et seuls les nationalistes révolutionnaires ou les proches de Soral et ­Dieudonné, pour qui l’adversaire principal n’est pas musulman, mais juif, se retrouvent sur une ligne islamophile.  

La thèse de votre livre a dû faire grincer beaucoup de dents, compte tenu du tonitruant retour de l’histoire nationale…

Un peu. Sur Twitter, Fabrice Robert, responsable du Bloc identitaire, nous a pris à partie. Nous remarquons surtout que ces derniers mois la figure de Charles Martel est de plus en plus évoquée par l’extrême droite. Plusieurs groupes – dont les identitaires – ont organisé le 7 juin 2015 les rencontres Charles Martel non loin de Poitiers. Plus récemment, Marion Maréchal Le Pen a évoqué le 5 juillet la « résistance des princes provençaux face à l’invasion sarrasine » en même temps qu’elle vient d’admettre un des patrons du Bloc Identitaire, Philippe Vardon – qui avait organisé l’occupation de la mosquée de Poitiers en 2012 pour célébrer la victoire de Charles Martel –, dans sa liste pour les régionales. Dresser un parallèle entre 732 et la situation contemporaine permet de dire implicitement que la France serait sous le coup d’une invasion militaire (mais souterraine) et que chaque Français musulman (ou supposé tel) serait un soldat en puissance.

On note néanmoins que le FN de Marine Le Pen et Florian Philippot n’a pas encore franchi le pas et ne consacre pas des événements officiels sous le patronage de la figure de Charles Martel. Le parti lui préfère pour l’instant des personnages historiques plus consensuels, comme Jeanne d’Arc.


1 Plus hauts dignitaires, après le roi, des royaumes francs, qui se divisent alors entre la Neustrie, l’Austrasie (nord-est de la France actuelle jusqu’aux bassins moyen et inférieur du Rhin) et la Bourgogne.

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