Dossier : Bastion social, tu perds ton sang froid
La Horde — Informer pour que No pasaran !
Une lutte antifasciste conséquente ne se résume pas à la confrontation avec l’extrême droite. Mais passe aussi par l’information – sur les groupes nationalistes comme sur les initiatives antifas. Le collectif La Horde, qui anime le site du même nom, effectue ce précieux travail. Entretien.
D’où vient La Horde ?
« Le site est né d’un triple constat. Le premier, c’est que l’extrême droite française a montré entre 2002 et 2012 qu’elle était capable de se rénover, dans ses représentant.e.s et modes d’action : apparition des Identitaires et d’Égalité & Réconciliation, arrivée de Marine Le Pen à la tête du FN, Manif pour Tous… Mais paradoxalement, l’intérêt à son sujet a diminué. Et les observateurs, souvent cantonnés à des représentations erronées, n’ont pas su se renouveler. Aujourd’hui, l’extrême droite se fond de plus en plus dans le paysage, jusqu’à ’’ disparaître ’’ des esprits. Elle est pourtant toujours là.
Le deuxième constat tient à la structuration de l’antifascisme. Les réseaux Ras l’Front et No Pasaran se sont progressivement éteins après 2007. De petits groupes antifas ont pris le relais, parfois constitués de façon éphémère, souvent en réaction aux violences de groupuscules faisant leur retour dans la rue (Troisième Voie, Jeunesses nationalistes, etc.). Mais ils avaient une audience très locale et ne se connaissaient pas entre eux. Il importait donc de relayer leur travail et leurs actions. Surtout qu’après la mort de Clément Méric en 2013, la figure de ’’ l’antifa ’’ a fait irruption dans les médias, de façon caricaturale (en particulier par rapport à la violence) et souvent mal intentionnée (l’extrême droite virtuelle y a fortement contribué).
Troisième constat : pour les individus comme pour ces groupes, il n’était pas facile de se tenir au courant des initiatives antifascistes et de comprendre la réalité de l’extrême droite actuelle. C’est pourquoi nous proposons depuis 2012 des éléments d’information, en contrepoint de ce que diffusent les médias mainstream et l’extrême droite elle-même. Nous suivons l’évolution, les actions et écrits des groupes nationalistes, en allant sur le terrain et en mettant notre nez là où ils ne le souhaitent pas. Et nous en rendons compte à travers des articles argumentés, y compris au niveau international.
Par ailleurs, nous assurons une visibilité aux groupes antifas locaux, dont nous relayons les publications et initiatives. Et nous mettons à disposition une cartographie de ces groupes pour permettre à ceux qui le souhaitent de les rejoindre. C’est aussi pour cette raison que nous participons à des rencontres et à des campagnes communes. Enfin, nous produisons et diffusons des outils de propagande assurant une ’’ présence ’’ antifa (autocollants, badges) et des outils pédagogiques. »
Vous souhaitez fédérer ?
« Notre collectif, modeste et affinitaire, n’a pas pour ambition de fédérer qui que ce soit. Nous ne sommes pas, et ne serons jamais, un réseau ou une organisation. Il revient aux groupes antifascistes locaux de s’organiser par eux-mêmes, régionalement puis à l’échelle hexagonale, selon leurs propres modalités. Ça ne peut fonctionner qu’en partant de la base, du terrain.
Notre souhait le plus cher est que cette sauce prenne. Parce qu’il existe un vrai manque, malgré des initiatives régionales encourageantes, notamment dans le Sud-Est. Une certitude : pour qu’un véritable mouvement antifasciste autonome se structure et se développe en France, il faudrait déjà que l’antifascisme cesse d’être à la marge. Qu’il ne se manifeste pas uniquement sous forme de réaction. Et que les militant.e.s révolutionnaires, ou simplement progressistes, comprennent sa nécessité en tant que lutte sur la durée, comme en Allemagne, Italie, Grèce ou Espagne. »
Ces trente dernières années, la lutte antifa a connu des périodes plus ou moins fastes. L’une d’entre elles vous parle-t-elle particulièrement ?
« Ça n’aurait pas de sens de comparer ces périodes pour savoir laquelle représenterait ’’ l’âge d’or ’’ de l’antifascisme. En revanche, il est essentiel que les antifas d’aujourd’hui connaissent ce que d’autres ont fait avant, qu’ils s’en inspirent ou tirent les leçons de leurs erreurs.
Contrairement à ce qu’affirment ses détracteurs, l’antifascisme n’appartient pas au passé. Mais comme toutes les luttes, il s’inscrit dans une histoire. Nul besoin de faire remonter celle-ci aux années 1930. Si les militants révolutionnaires des années 1960 et 1970 ont lutté contre l’extrême droite, l’antifascisme contemporain, en tant que mouvement spécifique, naît au milieu des années 1980, au moment de la percée médiatique et électorale du FN. Sans s’y limiter : cette opposition à l’émergence d’un courant politique xénophobe, réactionnaire et nationaliste s’accompagne d’une forte dénonciation du racisme d’État. Et les groupes de l’époque, Scalp ou autres, se mobilisent aussi bien au sein des luttes de l’immigration qu’aux côtés des victimes des crimes sécuritaires. Porté par une contre-culture populaire, celle du rock alternatif, cet antifascisme autonome croît et se coordonne au sein du réseau No Pasaran. À la même période se développe une autre forme d’antifascisme, dit ’’ républicain ’’, qui donne naissance à Ras l’Front en 1990.
Durant les années 2000, la volonté de dépasser l’antifascisme en se concentrant sur d’autres thématiques rend cette lutte moins visible. Le fait que l’extrême droite semble alors au fond du trou n’y est pas étranger. Mais à partir de 2010, le retour de groupuscules nationalistes violents, la reprise en main du FN par Marine Le Pen et le développement de nouveaux discours racistes (islamophobes, anti-migrants) redonnent du sens à la lutte contre l’extrême droite. De nouveaux collectifs locaux voient le jour, associant le plus souvent, comme par le passé, confrontation directe, projets alternatifs et contre-culturels, solidarité avec les réfugiés et les victimes de violences policières.
Au sein de la Horde cohabitent plusieurs générations issues de cette histoire récente de l’antifascisme. C’est une force, car ça empêche les plus vieux de croire qu’ils ont tout vécu, et les plus jeunes de réinventer la roue ! »
Diriez-vous que nous assistons à un regain de la lutte antifasciste ?
« Pas spécialement. C’est vrai que des gens s’organisent en ce moment, dans plusieurs villes, pour empêcher les nationalistes d’ouvrir des lieux et de s’implanter localement. Ils le font de façon assez conséquente, à la fois en nombre et dans le temps. C’est plutôt encourageant.
Ce qui ne l’est pas, c’est l’absence de mobilisation (ou presque) face à la présence de Marine Le Pen au second tour de la présidentielle ou lors des manifs d’extrême droites, qui se déroulent tranquillement chaque année (hommage à Jeanne d’Arc, marches pour la vie, etc.). Celle-ci montre que l’extrême droite s’est dangereusement normalisée. Ou du moins, qu’il est difficile de rassembler contre elle. C’est justement le défi qui est posé aux antifas d’aujourd’hui. Faire comprendre que rien n’a changé : si on ne s’occupe pas de l’extrême droite, c’est elle qui s’occupera de nous. »
L’émergence du mouvement Bastion social pose-t-elle des enjeux spécifiques ?
« Il est encore trop tôt pour savoir si le Bastion social va s’inscrire dans la durée. Et l’ouverture de locaux d’extrême droite (autre que des librairies ou locaux politiques) n’est pas une nouveauté. Depuis une dizaine d’années, il y a eu plusieurs tentatives d’ouverture de lieux appartenant à la mouvance identitaire (Paris, Lyon...) ou à d’autres tendances d’extrême droite (Maison flamande à Lille, le Local de Serge Ayoub à Paris, la Taverne de Thor à Nancy...). Vouloir faire du ‘‘ social ’’ raciste n’est pas nouveau non plus, puisque dès 2003 les Identitaires organisaient des ‘‘ soupes au cochon ’’ pour en exclure juifs et musulmans… Enfin, n’est pas CasaPound qui veut : il ne suffit pas de faire des t-shirts et des conférences pour tenir un lieu, et surtout en faire un vrai centre social. Or jusqu’à présent, c’est à travers le business individuel bien plus que par l’action collective que l’extrême droite a réussi à inscrire ses lieux publics dans la durée. S’il est nécessaire de s’organiser pour qu’elle ne se sente nulle part chez elle, il faut veiller aussi à ne pas la surestimer. D’autant que de notre côté, nous n’avons pas à rougir de notre capacité autogestionnaire à créer des lieux ouverts à toutes et tous, à l’exception des fachos. »
Cet article a été publié dans
CQFD n°164 (avril 2018)
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Paru dans CQFD n°164 (avril 2018)
Dans la rubrique Le dossier
Par
Illustré par Étienne Savoye
Mis en ligne le 07.09.2018
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