Fos-Sur-Mer
Piquets de grève : Essence Ouvrière
Lundi 23 mai 2016. Une fumée charbonneuse, âcre et dense, balafre l’horizon entre terminaux pétroliers, raffineries et désert de La Crau. Des monticules de pneus sont en flammes sur la rotonde. À quelques encablures, sur un promontoire rocheux, l’ancien village de pêcheurs de Fos-sur-Mer pointe son clocher. Dans un tel paysage, l’apparition de don Quichotte et Sancho Pança ne surprendrait guère, avec ces cheminées géantes et leurs fumerolles blanches en guise de moulins… Mais foin de littérature, on est ici sur un piquet de grève. On découvre d’abord des files de voitures garées sur le bas-côté, puis des barricades de pneus, de palettes, de madriers. Derrière elles, une tente abrite des tables chargées de victuailles et de cartons de bière. Quelque deux cents gaillards sont rassemblés là, arborant pour la plupart des gilets rouges. Des dockers de Fos, Port-de-Bouc, Marseille, des portuaires et des retraités CGT, avec le Che en devanture, mais aussi une forte minorité de militants Sud avec leurs drapeaux mauves. À cet instant, cinq raffineries françaises sur huit sont à l’arrêt. Au Havre, qui absorbe 40% des importations pétrolières, 95% des salariés viennent de voter oui à la grève. À quelques kilomètres d’ici, la plus grande raffinerie du pays, Provence-La Mède (Total), est paralysée depuis une semaine.
Sous le vent d’ouest, l’épais nuage noir se rabat sur la route. Les véhicules en transit doivent négocier la courbe de l’immense rotonde à l’aveuglette, toute vitre remontée, et beaucoup, malgré le désagrément, klaxonnent pour marquer leur soutien – particulièrement les camionneurs, furax contre El Khomri. José fait signe aux camions-citernes pour qu’ils ralentissent. « Si les essieux sont baissés, c’est que la citerne est pleine. Mais même levés, je veux en avoir le cœur net », dit-il en grimpant sur l’échelle métallique qui mène à la jauge. La raffinerie Exxon-Mobil tourne encore, avec ses flammèches léchant le ciel qui s’assombrit. Dans cette ville-usine aux illuminations féeriques – si on les contemple de loin… –, il paraît que seuls sept salariés sont affiliés à la CGT. « Depuis quelques jours, Exxon rafle toutes les parts de marché sur la région ! Mais les gars devraient voter la grève demain. »
En deuxième ligne, des tonneaux bleus de chez Total (95% de grévistes) complètent les barricades de pneus. « Ça ferait joli dans mon jardin », plaisante Marie-Jo, de Sud-Éducation. Un grand gaillard lui fait non avec l’index. D’un air exagérément sérieux, il lui montre deux bonbonnes de butane, une batterie de camion et des câbles de mise à feu. Esbroufe ? « Si on vous le disait, la menace ferait pschiiit ! » Jovial, un jeune lance à la cantonade : « Quelqu’un peut me dire pourquoi, dans ce pays, y a que la FNSEA qui a le droit d’utiliser la violence ? »
Christian, fringant retraité Sud-PTT, et Gaétan, délégué Sud-Chimie à la raffinerie Petroineos de Lavéra, discutent culture syndicale. « J’étais délégué CGT au Comité d’hygiène et sécurité de la boîte, raconte Gaétan. Les dirigeants ont voulu qu’on s’associe à la CFDT par pur calcul électoral, alors que leurs positions sont devenues largement antagoniques aux nôtres. Du coup, on est sorti et on a monté une section Sud-Chimie. C’était en mars et, aux élections professionnelles de novembre, on a fait un joli score, plus de 12%. Je te dis pas : les anciens copains ne me saluaient plus ! Là, ça va mieux, l’intersyndicale fonctionne bien et, grâce à la grève, les liens se renouent. » D’origine normande, ce trentenaire raconte le lien fort qu’il avait avec son ancien syndicat : « La fidélité à la CGT, je l’avais ancrée en moi. C’était comme un lien familial – d’ailleurs mon frère y était aussi. Qui en sort est vu comme un traître. Aujourd’hui, peut-être parce que j’en suis à mon deuxième syndicat, je suis capable de dire qu’avant d’appartenir à telle ou telle organisation, on appartient à la classe ouvrière. »
Christian se souvient des débuts épiques de Sud. « Dans ce pays, ils se gaussent de la faible représentativité syndicale, mais il faut voir, surtout dans le privé, la mise en danger que suppose une quelconque affiliation. » Gaétan confirme : « Dans le collège électoral des ouvriers, on avait quelques jeunes très combatifs, mais on les a dissuadés de se présenter aux élections, pour pas flinguer leur carrière. » Christian en remet une couche : « Tu dévoiles ta liste au dernier moment, pour éviter les représailles. Une fois élu, tu seras relativement protégé. » Il se souvient de la bagarre pour faire reconnaître légalement le syndicat : « Après le mouvement de décembre 1995, quand on est sorti de la CFDT, il fallait qu’on prouve qu’on était un syndicat de fait. Ça veut dire avoir des affiliés (on ne montrait la liste qu’au juge…), tracter aux portes de la boîte, etc. On a fait l’expérience de la semi-clandestinité, c’était un peu comme prendre le maquis ! »
L’autocollant « On bloque tout » fait l’unanimité et les gilets se côtoient avec bonhomie autour des tables. Pas besoin d’annoncer la couleur pour se servir un verre au cubi. Pourtant, rouges et mauves ont failli en venir aux mains lors de la dernière journée d’action, à propos d’un autre autocollant qui, entre les mots « Sécurité » et « Accueil », affichait les sigles de l’intersyndicale. « Nous, à Sud, on n’était pas d’accord pour ce S.O. unitaire. Pas question de se friter avec les jeunes qui partent en manif sauvage. » Plus facilement en phase avec les lycéens et les étudiants, comme avec les collectifs féministes ou antifascistes, Sud se démarque d’une CGT encore habitée par des réflexes hérités de l’ancienne hégémonie PCF et d’un vieux fond de virilisme prolétaire. Ce soir, il y a peu de femmes dans les cercles qui se pressent autour des feux de camp. Des mecs en rouge font du gringue à trois nanas en mauve. Un beau gosse d’âge mûr propose à l’une d’elles, qui frissonne, de s’abriter sous son anorak. Elle décline l’invitation en riant, avant d’aiguiller la conversation sur la poursuite du mouvement.
À l’horizon, les cheminées d’Arkema lâchent leur dernier pet fumeux. « La mise en veille de la production, même si une partie du personnel est tenue de rester en poste pour assurer la sécurité des installations, ça implique dix jours de latence avant une remise en route », explique un gars de la chimie. « C’est ici que ça va se jouer. Les manifs sur le Vieux-Port, même si on y brûlait des palettes et des pneus, ça sert pas à grand-chose. Si on tient dix jours comme ça, le gouvernement est à genoux. » Gaétan précise : « On bloque le “blanc” – kérosène, gasoil… –, c’est le nerf de la guerre ! »
Mardi 24 mai à 4h15 du matin, les gardes mobiles ont lancé leur opération de déblocage sans sommations, à coups de FlashBall, de lacrymo et de canon à eau. La résistance a duré près de deux heures, puis les copains du piquet Saint-Gervais se sont repliés dans la ville. Les flics les ont poursuivis jusqu’au local de l’UL-CGT, tirant même une grenade lacrymogène à l’intérieur. Un tir tendu à travers une fenêtre, que le préfet qualifiera de « méprise »… Manuel Valls a déclaré : « La CGT est dans une impasse. Le seul chemin qu’il faut prendre, c’est celui du dialogue. » L’énervé du 49.3 peut toujours causer, blocages et ralentissement de l’économie sont plus que jamais d’actualité.
Cet article a été publié dans
CQFD n°144 (juin 2016)
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Paru dans CQFD n°144 (juin 2016)
Dans la rubrique Actualités
Par
Illustré par Soulcié
Mis en ligne le 22.03.2018
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