Entretien avec Julie, membre de ReAct-Paris
« Partir du petit bout de la lutte »
Qu’est-ce que le ReAct ?
C’est une petite association qui s’est créée à Grenoble en 2011 autour de quelques militants, avec l’idée que beaucoup d’injustices sociales et environnementales reposent sur le pouvoir excessif et croissant des multinationales. D’où l’envie d’un réseau transnational d’intervention, en développant des réseaux militants en vue d’actions directes coordonnées contre des multinationales ciblées. L’association s’est alors mise en route autour d’un projet en particulier : une rencontre en 2011 avec des paysans camerounais qui se sont fait voler leur terre par les entreprises de Bolloré, très implantées sur le continent africain. Ils étaient complètement démunis face à une entreprise basée en France, mais qui a ses plantations d’huile de palme au Cameroun. Le travail du ReAct a été alors de mettre en lien les riverains camerounais de Bolloré avec ceux du Libéria, de Sierra Leone, ou du Cambodge, victimes des mêmes exactions.
En 2013-14, en même temps que des actions coordonnées dans plusieurs pays, des membres des diasporas camerounaises, ivoiriennes, cambodgiennes vivant en France se sont invités à la tour Bolloré, le jour de l’AG du groupe. Munis de bêches, de râteaux, de pioches, ils ont jardiné la pelouse en disant : « On n’a plus de terres disponibles dans notre pays, alors on vient planter le manioc sur votre pelouse, M. Bolloré. » Au même moment, ils étaient des centaines à occuper les terres et bloquer les usines au Cameroun, au Liberia, au Cambodge et en Côte d’Ivoire. Vincent Bolloré a finalement accepté une négociation internationale avec des représentants de chaque pays en novembre 2014. Des engagements ont été pris, les avancées sur le terrain sont notables (rétrocession de parcelles, compensations pour les terres accaparées, arrêt des pollutions des eaux), mais la lutte est encore loin d’être gagnée et les actions se sont multipliées en 2015-16 pour pousser la multinationale à aller plus loin.
Dans notre jargon, les militants du ReAct ne sont pas les « leaders » de la mobilisation, mais les « organisateurs ». La différence est importante. Les organisateurs ne portent pas la colère : ils sont plus distants de l’objet de la lutte, ont le temps de faire ce travail d’organisation, et sont parfois payés comme permanents. Les leaders, eux, subissent la domination. Ils vont partir de leur colère pour construire leurs revendications, avec toutes les personnes concernées et prêtes à s’engager.
Des réseaux d’entraide syndicale existent. Comment vous en différenciez-vous ?
On est complémentaires des syndicats, on travaille avec eux dans la majorité des cas. La différence, c’est le pas de côté qu’on fait : on essaye de sortir la lutte du cadre de l’entreprise dès le début en créant les liens avec les quartiers, avec les associations, en mobilisant d’autres réseaux. Le mot clé : décloisonner le syndicalisme. On commence par le petit bout de la lutte : par exemple se poster devant les restaurants et discuter avec les salariés de la restauration rapide, pour comprendre leurs problèmes, et comment on peut les organiser. On ne veut pas réfléchir dans un cadre donné, qui serait le cadre syndical, parfois un peu sclérosant, car divisé en secteurs.
Tu as des exemples en France de luttes fondées sur ces alliances entre associations, communautés et syndicats ?
Sur ce point, on est très inspirés par ce qui se passe aux États-Unis autour du collectif Fight for 15$, fondé sur cette coordination entre syndicats et associations de quartier. Notamment autour des luttes dans la restauration rapide. McDonald’s est le deuxième plus gros employeur mondial, imposant donc une norme en terme d’emploi.
À cause de l’évasion fiscale de McDo, les salariés ne peuvent ni avoir de prime d’intéressement, ni négocier leur salaire, ni avoir de majoration du travail de nuit, etc. Pour les grèves des travailleurs de McDo, nous avons fait venir des associations de quartier (comme l’Alliance citoyenne à Aubervilliers, qui mène des batailles sur des questions de loyers, d’ascenseur, etc.), des syndicats lycéens, des gens d’Attac.
Une autre campagne du ReAct a visé B2S, une centrale téléphonique basée à Roanne, Gennevilliers, Valenciennes et au Maroc. En France, les salariés subissaient un fort chantage à la délocalisation. Au Maroc, ils avaient de très mauvaises conditions de travail, avec un chantage à la répression et pas d’organisation. Quelques militants du ReAct, habitant au Maroc, sont allés rencontrer les salariés à l’endroit où ils faisaient leur pause clope. Ils les ont informés de ce qu’il se passait en France. Ces salariés ont fini par monter un syndicat, qui a permis de mettre en lien les salariés des deux pays. Les travailleurs d’ici sont allés protester en soutien aux travailleurs licenciés au Maroc à cause de leurs revendications syndicales. Ça a créé du remue-ménage, et les salariés marocains ont été réintégrés. Tout ça à partir d’une discussion autour d’une pause clope !
Vous n’avez pas peur de dire aux gens de se syndiquer, et qu’ensuite, les syndicats ne soient pas à la hauteur ?
Il y a des débuts de luttes qui ne sont parfois pas reprises par les fédérations, parce que le temps syndical et les représentations locales font que ce n’est pas forcément la priorité. Mais souvent, ça pousse les syndicats à s’engager. En 2001, il y a eu des occupations de McDonald’s à Paris, notamment à Strasbourg-Saint-Denis, où les salariés ont mené leur bataille en se syndiquant, car c’était plus simple pour faire grève. L’action vaut toujours mieux que le néant. On a envie de générer de l’action collective et d’obtenir des victoires. Même si le syndicat n’embraye pas derrière, ça reste positif. Les gens se seront rencontrés, ils auront pris conscience de problèmes qu’ils partagent et de la possibilité de lutter. Ça crée quand même du collectif, ça produit des choses et donne de la force d’action. On veut lancer des luttes, essayer, ressayer et réessayer.
Tu as parlé d’organisation, de leader, de community organizing. Comment adaptez-vous cette méthode, venue des États-Unis, au contexte français ?
Le community organizing s’inspire des écrits du sociologue de Chicago Saul Alinsky et de l’organisation Acorn. C’est un syndicalisme tout terrain. Cette méthode ne s’applique pas seulement dans le monde de l’entreprise, mais aussi à l’échelle d’un quartier quand il y a un problème de ramassage des déchets ou d’électricité, etc. Il s’agit de partir de colères communes à un groupe de personnes, d’y réfléchir ensemble, de les transformer en revendications sur une cible, et de s’organiser ensemble pour mener des actions, avec l’objectif de gagner sur les objectifs fixés collectivement.
On peut traduire community organizing par « organiser les citoyens », au sens où on organise les gens dans la cité, sur un territoire, comme le syndicalisme organise les travailleurs sur le lieu de travail. La « community » dans les pays anglo-saxons est un mot valise positif dont l’équivalent en français pourrait être la cité. L’erreur courante est de traduire ça par « organisation communautaire », alors que la méthode, si elle sait s’appuyer sur les réseaux communautaires et relationnels, ne se réduit pas à un travail social communautaire.
Tu parles de petites victoires, de méthodes, d’organisation. Il y a quelque chose de très pragmatique, anti-idéologique, non ?
Je ne dirais pas anti-idéologique, mais il y a cette idée de se dire que le but n’est pas de mener une bataille pour la beauté du geste. Si les gens s’organisent, montent des stratégies, c’est possible de gagner – partout. Quand on parle d’organisation de précaires, c’est important. Si on ne gagne pas, si on n’a pas de petites victoires, ça ne se reproduira plus, et il y a de grandes chances que les travailleurs ne se réengagent pas. C’est une forme de pédagogie de la lutte : chaque petite victoire amène potentiellement une autre petite victoire. En fait, idéologiquement, on est assez ancré dans le syndicalisme révolutionnaire des origines d’un Émile Pouget, qui valorise l’action directe et l’obtention de victoires concrètes (la 1ère jambe de la charte d’Amiens) comme la base du travail politique à mener.
Si on parvient à obtenir une augmentation importante des salaires chez McDo, ça veut dire qu’on oblige une multinationale à redistribuer un peu plus les profits qu’elle génère. C’est déjà pas mal, car si cette lutte gagne, et qu’il y a un accord au niveau mondial sur les salaires de base chez McDo, cela aura un impact sur le capitalisme. Si les salariés peuvent faire reculer un géant comme McDo, cela donne envie de se battre ailleurs.
Pour consolider ces pratiques, on développe aussi des axes de recherche stratégique au service de la lutte, pour que des universitaires puissent fouiller dans les conflits en cours, et rapporter de la matière qui aide les revendications des travailleurs.
Mais McDo existe toujours...
Comme je le disais, on reste proche de cette idée de base du syndicalisme : il faut mener les batailles ici et maintenant, en fonction de ce dont on a besoin pour vivre mieux. Et pas fantasmer qu’on va abattre le capitalisme du jour au lendemain.
Cet article a été publié dans
CQFD n°149 (décembre 2016)
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Paru dans CQFD n°149 (décembre 2016)
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Illustré par Benoit Guillaume
Mis en ligne le 12.12.2016
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