Musiques de Méditerranée

Parce que c’est notre transe

Avec une vingtaine de disques au compteur, Titi Robin a frotté ses cordes aux rythmes gitans, arabes et indiens. De passage à Perpignan, il a renoué le temps d’un concert avec le clan Saadna des Rumberos catalans. La rumba gitane comme transe d’autodéfense.
Par Juliette Barbanègre

Quand on lui demande s’il a vu l’état du quartier gitan de Perpignan (que la mairie tente de vider en détruisant moult immeubles1), Thierry « Titi » Robin répond simplement : « Oui. C’est la guerre. » On se lance dans une séquence d’humour noir : au fond l’idéal pour la mairie serait de larguer une bombe qui détruise toute vie sur place et laisse l’habitat intact. Une gentrification par tabula rasa. Titi ne sourit pas. Il se souvient : « J’ai vu ça au Liban. Je me souviens d’une poussière blanche dans les maisons vides.  »

Musicien itinérant – il joue de la guitare, du bouzouki et du oud –, Titi Robin inscrit sa démarche dans le rebours de l’historique migration rom : des rives méditerranéennes jusqu’au nord de l’Inde. En 1993, il sort le disque Gitans en compagnie des Rumberos catalans (musiciens gitans perpignanais), du guitariste andalou Paco El Lobo, du souffleur breton Bernard Subert, du percussionniste d’origine marocaine Karim Sami et de la danseuse du Rajasthan Gulabi Sapera. De Los Angeles à Tokyo en passant par Johannesburg et Oslo, ce combo hétéroclite parcourt le monde pendant plusieurs années.

Vingt-cinq ans après, l’histoire tisse son épilogue le temps d’un unique concert le 9 octobre avec un une formation recentrée autour des Gitans perpignanais. Dans le quartier historique de Saint-Jacques où vit une partie de la communauté, les pelleteuses de la mairie ont cessé la mise à bas des immeubles. Les réunions de « conciliation » chapeautées par le préfet se suivent et cultivent leur point mort. Titi : « Je viens d’Angers où il y a peu, des gens modestes occupaient encore le vieux centre-ville. Les promoteurs ont tout retapé et envoyé les pauvres en périphérie de la ville. C’est une histoire assez universelle. À Perpignan, c’est plus emblématique parce que la communauté gitane a une forte identité. Les gens qui nous dirigent ne se rendent pas compte. La société ne peut que payer en retour ce genre de sacrifice. »

Une pieuvre aux percussions

Dès que le médiator de Titi attaque les cordes du bouzouki, il y a comme une lévitation qui vous colle les tripes au plafond. Le musicien brode une série de fioritures éphémères, éclaboussures de métal qui jaillissent en escarbilles. Puis surgit la voix de Roberto Saadna : « Cuando la vi... » – un chant de poitrine, tout en expectoration, bourré de vibrato – « … por primera vez... » Et tandis que Roberto évoque un tue-tête à gorge déployée, Mambo Saadna l’encourage la main ouverte, le pousse dans ses derniers retranchements. Titi attaque alors un riff qui annonce la couleur. Cul posé sur son cajón, le percussionniste brésilien Zé Luis envoie ses doigts frapper la peau d’un daf2 coincé entre ses genoux. Ce type est une pieuvre. Francis, indigène musette, harponne le clavier de son soufflet à bretelles. La locomotive des palmas 3 balance son train d’enfer. Le morceau décolle. On est tous cloués quelque part. Punaisés comme une collection de papillons béats. Et ça va durer presque deux heures.

Plus tôt, dans l’après-midi, Titi nous avait expliqué le fonctionnement organique de ses différentes familles musicales  : « La musique est le reflet de ce qu’on vit. Certains peuvent zapper l’aspect humain pour se concentrer sur le côté professionnel ; chez moi c’est pas possible. Si je ne suis pas bien avec quelqu’un, je ne peux pas jouer avec. Avec les musiciens qui m’ont accompagné, on a traversé des affrontements, appris à devenir proches. Une famille d’autant plus liée qu’il a fallu faire tomber des préjugés : les Gitans catalans avaient des a priori sur les Gitans andalous ou sur le musicien parisien, etc. Il s’est construit quelque chose. Une sorte d’île. Exceptionnelle. »

Mort aux étiquettes

Comment en est-il arrivé à fureter si jeune du côté des musiques orientales ou gitanes ? Le guitariste marque un temps d’arrêt comme s’il était étonné qu’on lui pose toujours la même question. Au temps de son adolescence, les zicos de son acabit reprenaient les standards du blues, du rock ou du reggae. « Mais ils ne connaissaient aucun Américain ni Jamaïcain ni bluesman de Louisiane. C’était juste parce que la radio, la télé et le cinéma leur disaient  : “ Voilà la musique moderne et branchée du moment. ” J’ai grandi avec des Arabes et des Gitans, des orientaux et des Français mais c’est toujours à moi qu’on demande pourquoi je joue cette musique-là. Tout est parti d’une expérience humaine. J’écoutais aussi les Beatles mais j’ai jamais rencontré de rockeur de Liverpool. Par contre, si je cherchais un percussionniste, les meilleurs étaient autour de moi. Chez les Berbères marocains. Demandez plutôt aux autres pourquoi ils jouent du jazz, du rock ou du reggae. Ces musiques ne viennent pas d’ici. Tandis que chez moi, c’est mon vécu. »

World music, musiques ethniques, fusion. L’homme a une sainte horreur des étiquettes. Et des assignations géographiques. Quand bien même il serait le premier à dire que sa musique est avant tout… française ! « Je joue sur une guitare manouche Di Mauro. Comme je joue aussi du oud, je me sers d’un médiator et mon jeu s’est lié aux musiques gitanes du Sud : le flamenco et la rumba. Du coup si je suis aux États-Unis par exemple, je dis que mon style est purement français : la guitare manouche du nord de la France alliée au style rumba du sud. Ça ne peut arriver qu’en France ! Bien sûr, c’est irrecevable de dire ça dans les médias mais faut que les gens enlèvent leurs lunettes. »

Quand on lui parle métissage, le guitariste sourit poliment et parle de Vincent Van Gogh. Voilà un Hollandais qui, pour construire son œuvre, est allé chercher sa lumière en Provence et ses formes dans des estampes japonaises. « On n’a jamais dit de Van Gogh qu’il avait métissé des influences japonaise et provençale. Ç’aurait été ridicule ! On dit juste que c’est un grand peintre avec son propre langage. Le métissage n’a aucune importance dans mon processus de création. Je pars de moi pour arriver à un langage que je vais partager avec les autres. La source de mon inspiration est liée à une culture méditerranéenne en lien avec le nord de l’Inde. »

Modernité méditerranéenne

La Méditerranée. Le guitariste n’a de cesse de vouloir en rapprocher les rives. L’homme y recherche les traces d’un vieux courant homogène où se mêlent poésie, philosophie et musique. « On retrouve les traces du flamenco dans les ghazal4 de la Turquie ou du nord de l’Inde. Il y a là une esthétique, un tronc commun qui n’est ni du métissage, ni de la fusion. Juste une vieille histoire que je réactive. Je ne fais pas de hiérarchie entre les cultures musicales mais je m’interroge sur leur instrumentalisation politique. J’ai fait un disque avec Mehdi Nassouli, jeune musicien gnawa du Maroc. Sorte de blues, mais sans traverser l’Atlantique, uniquement en rapprochant les rives sud et nord de notre Méditerranée. Français et Marocains, on a grandi ensemble, on est liés. Il peut se passer des choses modernes dans nos échanges tout en respectant nos anciens et nos cultures respectives. Les jeunes tentés par l’intégrisme ont été convaincus par la culture dominante que la modernité ne peut être qu’occidentale. Du coup, si elle ne convient pas, il faut revenir à l’époque du prophète. Comme s’il n’y avait pas d’alternatives  ! Il peut y avoir une modernité méditerranéenne. À nous de l’inventer et d’échapper à ce cadre de guerre des civilisations. Je viens de la campagne, d’un milieu modeste et mes valeurs sont très proches des gens du quartier Saint-Jacques à Perpignan. Pour moi, c’est un trésor. »

À la fin du concert, des adolescentes gitanes sont invitées à danser sur scène. Une partie du public, happée par la fièvre, s’est levée et collée à l’estrade. Éphémère communion où barrières sociales et raciales volent en éclat. Titi avait prévenu : «  C’est nous ça, c’est notre transe.  »

Sébastien Navarro

1 Lire « Tentative de putsch à la place du Puig », CQFD n° 168, septembre 2018.

2 Le cajón est une percussion andine, le daf est un tambour originaire de Perse.

3 Claquement de mains qui rythme la musique.

4 Genre poétique né en Perse au Xe siècle puis développé en Inde au XIIe siècle.

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Paru dans CQFD n°170 (novembre 2018)
Par Sébastien Navarro
Illustré par Juliette Barbanègre

Mis en ligne le 16.01.2019