Persistances palestiniennes
« Nous ne sortirons pas de scène ! »
Sur grand écran, des militaires racontent les exactions auxquelles ils ont participé sous l’uniforme de Tsahal : arrestations, tortures, perquisitions, punitions collectives, expropriations, destructions de maisons... Les 54 premières années (2021) est un film du documentariste israélien Avi Mograbi. Il était projeté le 13 avril dernier, à Marseille, à l’occasion du Printemps du film engagé. Deux heures de témoignages, issus d’archives recueillies par l’association Breaking The Silence1, constituent ce que le cinéaste nomme un « manuel abrégé d’occupation militaire ». Mograbi a choisi de couper au montage les moments où les soldats sont traversés par des émotions. Il s’en justifie après la projection : « C’est un film sur ce que nous avons fait, pas sur ce que nous regrettons. Je ne voulais pas que les soldats deviennent des figures tragiques qu’on ait envie d’excuser. » Dans la dernière scène, une maison est filmée de loin par un jeune militaire israélien. « Hello Gaza ! » dit-il, avant de tirer une roquette. La maison explose et il commente : « C’est beau ! » L’image se fige et le son s’arrête. Les noms des militaires défilent sur un nuage de fumée. Nous sommes, ce soir comme depuis 7 mois, spectateurs impuissants d’un massacre en cours.
C’est alors qu’Elias Sanbar, historien et écrivain palestinien, s’est chargé de briser le silence glaçant qui planait dans la salle : « Le film est visionnaire, il montre que le désastre était déjà là. Et aujourd’hui, c’est comme si toutes les aiguilles s’étaient remises à zéro », commente-t-il. À l’origine de la guerre en cours, pour lui, il y a la Nakba [catastrophe, en arabe], épisode inaugural d’une entreprise macabre : celle de l’effacement d’une terre, de ses habitants, de leur mémoire. Cette idée, il la développe dans un court essai, La dernière guerre ?, paru ce mois-ci chez Gallimard. Elias Sanbar est ex-ambassadeur de la Palestine auprès de l’Unesco. Comme nombre de Palestiniens forcés à l’exil en 1948, il a mené toute sa vie un combat obstiné pour faire valoir les droits de son peuple. Rappelant inlassablement aux esprits occidentaux la richesse de sa culture, il a traduit en français plusieurs recueils de Mahmoud Darwich, poète et figure de proue d’un mouvement intellectuel attaché à restaurer une mémoire bafouée. Elias Sanbar a publié bien d’autres essais, dont La Palestine expliquée à tout le monde (Seuil, 2013) ou Figures du palestinien – identité des origines, identité de devenir (Gallimard, 2004). Avec hauteur, mesure et radicalité, il termine sa prise de parole sur cette phrase : « Nous ne sortirons pas de scène ! » Alors on a décidé de l’écouter encore, nous raconter comment les Palestiniens ont dû lutter, sous de multiples formes, pour conserver jusqu’à leur nom.
Dans vos écrits, vous rappelez inlassablement ce qu’a été la Nakba. En quoi est-elle au fondement du déni d’existence du peuple palestinien ?
« Cette expulsion, par la violence et par la guerre, de centaines de milliers de personnes de leur terre natale a eu lieu en 1948 sous un mot d’ordre général des troupes sionistes qu’on pourrait résumer ainsi : “Vous n’existez pas. Votre nom n’existe pas et votre terre n’a pas de nom.” Le déni d’existence commence par le fait d’effacer le nom. Vous entrez alors dans une phase d’invisibilité. Vous, vous savez qui vous êtes, mais vous êtes invisible aux yeux des autres. Après 1948, quand des Palestiniens disaient “je suis palestinien”, beaucoup de gens, de bonne foi, répondaient : “C’est quoi ?” Je ne parle pas du monde arabe évidemment, où notre existence était connue. Cet effacement a servi l’État d’Israël de deux manières : d’abord, empêcher toute revendication de droits politiques, car quand vous n’existez pas, vous ne pouvez pas dire “en tant que peuple, on a droit à l’autodétermination” ; ensuite, à dire qu’“aucun crime n’a été commis.” Pendant les décennies qui ont suivi, le mouvement national palestinien a donc mené une bataille permanente pour faire exister son nom, ses droits et son histoire. »
Comment cet effacement a-t-il été rendu possible ?
« Le monde entier a suivi. Au centre, il y a la question coloniale : les colonisés n’ont jamais compté aux yeux du monde, et leur parole non plus. Par conséquent, le fait de les faire disparaître n’a pas posé de problème particulier. Un mois après la Nakba, le mot “Palestine” n’apparaissait plus sur aucune carte. Vous réalisez ?! Cette conquête coloniale est intervenue juste après la Seconde Guerre mondiale. Tout le monde pensait alors que la création de l’État d’Israël était la réponse adéquate à la barbarie nazie et à la Shoah. Alors, bien sûr, tout le monde a applaudi. »
Vous avez joué un rôle important dans les processus de paix qui ont mené aux accords d’Oslo en septembre 1993. Pourtant, vous avez récemment déclaré qu’il vous semblait impossible qu’un tel processus soit engagé aujourd’hui. Pourquoi ?
« Le problème n’est pas qu’il soit impossible à enclencher, c’est qu’il n’est plus praticable. Pendant des décennies, on s’est demandé si la solution à deux États était viable ou non. Aujourd’hui, les États-Unis soutiennent que ce serait la bonne option, alors qu’en pratique elle est tout simplement impossible. La colonisation a tout détruit. Si vous voulez faire deux États, on va automatiquement vous demander où mettre le deuxième État. Or, il n’y a pratiquement plus d’espace. Les colonies continuent à se développer et, jusqu’à présent, ça ne s’est pas arrêté. Il serait faux et irréaliste d’affirmer aujourd’hui que cette solution est viable. D’autres moyens existent, sans doute, et je serai le dernier à dire que c’est impossible pour toujours. Le “toujours” n’existe pas, ni en politique, ni dans l’Histoire. Mais actuellement, nous sommes en pleine guerre. Le paysage est dans le brouillard et il faut avoir la force d’attendre de voir à quoi il va ressembler quand ça se sera calmé – si le calme revient. Que faire ensuite ? Moi, très sincèrement, je suis incapable de vous dire quoi que ce soit. Non pas parce que cela relève du mystère, ou qu’il y a des choses cachées, mais parce qu’il y a une réalité qui n’est pas encore faite. Et il faut avoir le souffle de continuer à la suivre. C’est très difficile parce que les massacres et destructions ne s’arrêtent pas. Mais hélas, pour le moment, la réalité est celle-ci. »
Lors de la soirée au Gyptis, vous avez dit qu’on était peut-être en train d’assister « au suicide » de l’État d’Israël.
« C’est un discours de plus en plus repris par la presse israélienne, qui dit que leur gouvernement est en train de mener le pays, non pas vers une défaite militaire, mais vers sa propre disparition. Yuval Noah Harari, un anthropologue israélien très reconnu2, vient de publier un texte particulièrement inquiétant pour les Israéliens. Il y évoque le syndrome de Samson : dans la bible, ce dernier détruit son propre temple qui, en s’écroulant sur ses ennemis, l’ensevelit également. Nombre d’Israéliens se demandent si leur gouvernement ne les pousse pas dans une sorte de suicide collectif3. Mais ce sont les voix d’une certaine presse. On a la sensation qu’une grande majorité de la société israélienne demeure dans un état d’esprit guerrier et dans l’illusion que leur gouvernement va ramener une victoire militaire. »
Il y a une sorte de renversement qui s’opère quand on voit l’Afrique du Sud qui fait des démarches pour condamner Israël… Est-on en train d’assister à la fin de la projection occidentale sur le reste du monde ?
« C’est certain. Les pays du Sud ont repris la main sur la question du rappel des règles du droit international, mais le Nord va-t-il commencer à l’appliquer ? Nous verrons… Reste que les gouvernements israéliens successifs israéliens n’ont jamais vraiment fonctionné selon les règles du droit international. Ils maintiennent qu’ils les respectent, sans que ce soit le cas, et cela n’a jamais été aussi flagrant. Le gouvernement israélien ne répond ni à l’ONU ni à ses alliés et il est conforté dans sa position puisqu’en dépit de ce mépris, ses alliés continuent d’envoyer des armes. La position de la Maison-Blanche est, à ce niveau, assez inouïe : elle rappelle sans cesse l’ampleur des tueries, mais cela ne l’empêche pas d’organiser des ponts aériens de munitions et des transferts de fonds vers Israël. Ce qui révèle bien la posture ambiguë des grandes puissances : d’une part, elles se lamentent et d’autre part, elles approvisionnent la guerre. »
Israël a essayé de prouver qu’il y avait une collusion entre l’UNRWA4 et le Hamas. Dans quel but ?
« Aujourd’hui, la plupart des pays qui avaient coupé leurs financements à l’UNRWA sous ce prétexte de collusion les ont relancés. Le revirement le plus spectaculaire est celui de l’Allemagne. Ils étaient les premiers à stopper les versements, mais ils ont immédiatement repris quand l’ONU a rendu les conclusions de son enquête : Israël n’avait tout simplement fourni aucune preuve confortant ces accusations. L’État d’Israël rêve de la fin de l’UNRWA depuis longtemps. Tant que cet organe de l’ONU existe, cela signifie que le droit au retour5 doit être appliqué. Si l’UNRWA était dissoute, ce droit au retour serait très fortement remis en cause. Autrement dit, cette agence est la preuve même que la Nakba a eu lieu, vous comprenez donc bien la demande d’Israël… Ce n’est pas leur première tentative d’en finir avec l’UNRWA et je suis sûr que ce ne sera pas la dernière. »
Vous êtes historien, écrivain, et agissez comme passeur de la culture palestinienne. Comment avez-vous travaillé pour lutter contre les versions « officielles » de l’histoire, écrites par les puissances impérialistes ?
« Il y a eu des milliers de chercheurs, de militants, de combattants palestiniens qui, chacun à leur façon, ont lutté contre cette version de l’histoire. L’idée de rétablir la réalité n’a pas été le fait de quelques chercheurs pionniers qui ont publié des textes, c’était une lutte collective. Une forme de combat sur le plan de la connaissance, pas seulement sur l’aspect politique. Les Palestiniens étaient extrêmement actifs dans ce domaine. Après la Nakba, nous avons investi les universités dans le monde entier et il y a eu très vite une élite intellectuelle palestinienne à tous les niveaux : en sociologie, en histoire par exemple. Le but était d’affirmer que nous sommes un peuple qui existe, tout comme notre terre existe. C’était un moment d’une grande richesse, et la poésie y a occupé une place importante pour une raison très simple : quand vous êtes en exil, le poème est la chose la plus facile à transporter. Le roman exige une réalité de société ; or la société palestinienne avait été démantelée. Les Palestiniens qu’on n’avait pas eu le temps de chasser (la Nakba s’est déroulée très rapidement, mais 152 000 Palestiniens ont pu rester sur leurs terres), eux, ils ont produit du roman. Ils étaient dans une situation sociale qui permettait le romanesque. Mais vous comprenez comment, dans la période dont je parle située avant les années 1990 (à partir des accords d’Oslo, la prose est revenue), un homme comme Mahmoud Darwich a pu occuper une place prépondérante sur la scène palestinienne. »
Le village d’Al Araqib cristallise ces questions d’effacement. Situé dans la région désertique du Néguev, au sud d’Israël, il a été démoli plus de 200 fois depuis 2010, par les autorités israéliennes. Chaque fois, ses habitants le reconstruisent. Les raisons de cet acharnement ? Israël veut transformer cette zone aride en une oasis de verdure destinée à attirer les colons. Un projet du Fonds national juif (JNF) intitulé « Blueprint Néguev ». Plus de 400 habitants y vivaient en 2010, ils ne sont plus qu’une douzaine à lutter contre cette politique de mainmise sur la terre.
Dans son essai paru début avril La dernière guerre ? (Gallimard, avril 2024), Elias Sanbar laisse les derniers mots au poète qu’il a traduit, Mahmoud Darwich (1941-2008). Extrait du « Dernier discours de l’Homme rouge »7, écrit en 1992, à l’occasion de l’anniversaire de l’arrivée de Christophe Colomb aux Antilles.
« […] Et il y a morts et colonies, morts et bulldozers, morts et hôpitaux, morts et radars surveillant des morts qui plus d’une fois s’éteignent dans une vie, des morts qui enseignent la mort au monstre de civilisations, et des morts qui trépassent pour transporter la terre au-dessus des restes des défunts. Ô maître des blancs, où emportes-tu mon peuple et le tien ? Vers quel gouffre ce robot hérissé d’avions et de porte-avions entraîne-t-il la terre ? Vers quel gouffre béant montez-vous ? Et tout ce que vous désirez vous échoit. La nouvelle Rome, la Sparte de la technologie et l’idéologie de la folie. Quant à nous, nous fuirons un temps pour lequel nous n’avons pas encore apprêté notre obsession. Nous nous en irons vers la patrie de l’oiseau, volée d’humains avant-coureurs. Des gravats de notre terre ; nous verrons notre terre ; de trouées dans les nuages, nous verrons notre terre ; de la parole des étoiles, nous verrons notre terre, et de l’air des lacs, du duvet du maïs fragile, de la fleur des tombes, des feuilles du peuplier, de tout ce qui vous encercle, ô Blancs, morts qui trépassent, morts-vivants, morts qui ressuscitent, morts qui divulguent le secret. Laissez donc un sursis à la terre. »
1 « Rompre le silence » est une ONG Israélienne qui collecte depuis 2004 les témoignages de militaires et vétérans de Tsahal sur ce qu’ils ont vu et fait en Palestine occupée.
2 Yuval Noah Harari est un historien et professeur d’histoire à l’université hébraïque de Jérusalem, auteur du best-seller international Sapiens : Une brève histoire de l’humanité (Albin Michel, 2011).
3 Voir « De Tel-Aviv à Haïfa : “Tu crois que c’est la fin d’Israël ?” », Orient XXI, 28/04/2024.
4 L’Office de secours et de travaux des Nations unies pour les réfugiés de Palestine dans le Proche-Orient (UNRWA) est un programme de l’ONU pour l’aide aux réfugiés palestiniens qui existe depuis 1949.
5 Après l’exode forcé de 1948, la Résolution 194 est adoptée le 11 décembre 1948 à l’Assemblée générale des Nations Unies. Son article 11 est axé sur le « droit au retour », et stipule que chaque réfugié doit pouvoir rentrer chez lui le plus tôt possible et vivre en paix avec ses voisins. À défaut du retour, une compensation et des indemnités doivent être payées par les autorités responsables de la perte ou la destruction des biens.
6 Le KBA a inspiré les photographes Miki Kratsman et Shabtai Pinchevsky. Leur projet Anti-Mapping est une cartographie alternative à celle de l’État d’Israël, un contre-récit géographique qui alerte sur les déplacements de populations bédouines et palestiniennes.
7 La Terre nous est étroite et autres poèmes, Gallimard, 2000.
Cet article a été publié dans
CQFD n°230 (mai 2024)
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Paru dans CQFD n°230 (mai 2024)
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Illustré par Alex Less
Mis en ligne le 05.06.2024
Dans CQFD n°230 (mai 2024)
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