Édito du dossier spécial Inde
Mousson brune – Fascisme et résistances en Inde
Le 14 juillet dernier, Emmanuel Macron décerne au Premier ministre indien, Narendra Modi, la Grand-croix de la Légion d’honneur. Pour quel motif officiel ? On ne se rappelle plus trop. N’empêche que l’Inde confirmait quelques jours plus tard l’achat de 26 avions Rafale et de trois sous-marins Scorpène. Fin janvier 2024, c’est Macron qui participait au jour de la République de l’Inde. Il n’était pas là pour empêcher le départ contraint de Vanessa Dougnac, pigiste du Point et de La Croix, présente depuis 25 ans sur le territoire, mais dont le travail a été jugé « contraire aux intérêts de la souveraineté et de l’intégrité de l’Inde ». Il était là pour sceller une « alliance de défense inédite » avec un régime en train de basculer dans le fascisme.
« Parler de fascisme, c’est être à la hauteur de la gravité de la situation en Inde. C’est aussi tenter de rendre inconfortable le déni d’un Occident – et des grandes puissances comme la France – surtout soucieux de conclure des accords d’armement », nous dit l’anthropologue Alpa Shah. Selon plusieurs observatoires internationaux, l’Inde est désormais une autocratie électorale (les élections débutent le 19 avril, et, après 10 ans au pouvoir, Modi court actuellement vers son troisième mandat), classée avec la Turquie dans la catégorie des États partiellement libres. L’organisation Genocide watch estime que le pays est déjà au niveau 5 des 10 étapes qui mènent au génocide : des mosquées sont démolies par des foules de fanatiques, entre deux lynchages à mort organisés par les suprémacistes hindous contre des personnes musulmanes.
Il y a plus de 15 ans, je partais valider ma 3e année de licence en Inde. Après quelques années comme journaliste spécialiste de l’Asie du Sud, j’y suis retournée dès que possible, pour y revoir mes ami·es indien·nes ou y faire des reportages. J’ai découvert ce pays alors qu’il était gouverné par les sociaux-démocrates du parti du Congrès, qui ont libéralisé le pays et réprimé les mouvements paysans, ouvriers, de sans-terre. Ceux-là mêmes qui ont lancé les paramilitaires et les milices privées au cœur des forêts pour éliminer des villages entiers et leurs habitant·es. Mes ami·es crachaient alors sur le drapeau indien comme d’autres ici crieraient « Nique la France ! » Ils dénonçaient le mythe d’une nation unie servant surtout à masquer les inégalités sociales – et les territoires colonisés par l’Inde au départ des colons britanniques. Aujourd’hui, les fanions orange du suprémacisme hindou recouvrent les villes, provoquant presque de la nostalgie pour le drapeau tricolore de l’État. Que faire alors ? On tente là-bas de continuer à vivre – à lutter, parfois. « Azadi ! » (liberté), chuchote le gang des « tukde tukde », les « casseurs de la nation », les révolté·es de la gauche extra-parlementaire, les féministes hystériques et les dalits émeutiers, « cœur séditieux » du peuple indien, pour reprendre le titre d’un livre de l’intellectuelle engagée Arundhati Roy. C’est à travers leurs regards, leurs vécus, qu’il a été possible de composer ce dossier écrit majoritairement par des auteur·ices indien·nes. Notre idée ? Apporter un éclairage sur cette réalité souvent voilée, en France, par l’imaginaire des cours de yoga et des montagnes éternelles de l’Himalaya.
Sommaire du dossier
– Paysans aux barricades – Mi-février, la marche sur la capitale organisée par des milliers d’agriculteur·ices exigeant un prix minimum légal pour leurs productions a été fortement réprimée. Sous le choc, celles et ceux qui nourrissent le pays racontent leurs espoirs et leurs colères à l’illustratrice indienne Vidyun Sabhaney, envoyée spéciale pour CQFD.
– « Parler de fascisme, c’est être à la hauteur de la gravité de la situation » – Autrice d’un ouvrage sur la guérilla armée en Inde, l’anthropologue indo-britannique Alpa Shah vient de publier une enquête sur la répression du mouvement social indien. À la veille d’un 3e mandat présidentiel pour Modi, c’est l’occasion de discuter avec elle du basculement de la « plus grande démocratie du monde » vers le fascisme.
– Discours génocidaires à l’ombre des décombres – Partout dans le pays, les lieux de vie, de travail et de culte de 200 millions de musulmans sont la cible d’attaques violentes et de destructions. Shivangi Mariam Raj, chercheuse indépendante et éditrice à la revue The Funambulist, parle d’une « architecture de la ruine » pour désigner ce projet d’édification de l’identité hindoue sur la démolition des espaces musulmans.
– « Nous devons baisser les yeux et ne pas faire de bruit » – Dans un article publié dans la revue The Funambulist en décembre 2022, Afreen Fatima nous raconte la destruction de sa maison familiale dans le quartier musulman d’Allahabad, au sud de l’État d’Uttar Pradesh. Extraits.
– « La sueur des flics et les larmes des familles » – Depuis septembre 2020, le militant athé de culture musulmane Umar Khalid est emprisonné sans procès pour s’être opposé à la nouvelle loi discriminatoire sur la citoyenneté. À son amie Apeksha Priyadarshini qui lui rend régulièrement visite, il raconte l’importance de l’odeur des saisons, de la sueur de ses gardiens et de la lessive de sa mère.
– Super pouvoirs contre super fascistes – Dans cette BD internationaliste, les graphistes indien·nes Orijit Sen et Pakhi Sen transforment l’oncle du prophète en super-héro twitteur. Le voilà au secours de la population de Maqam Alnehr, un village imaginaire qui résiste à l’occupation fasciste de leur source sacrée. Ici, quelques extraits.
– Les étudiant·es gauchistes payent l’addition – L’Université Jawaharlal Nehru de New Delhi a longtemps été réputée pour ses grèves étudiantes. Mais depuis décembre 2023, toute manifestation ou fresque politique est passible d’une lourde amende. Les ex-syndicalistes étudiants Anirban Bhattacharya et Banojyotsna Lahiri s’inquiètent de la destruction de cet espace de liberté dans une tribune publiée en décembre dernier.
– Ici, même les arbres pleurent – Hasdeo Arand, l’une des plus grandes forêts de l’Inde, est fortement menacée par un mégaprojet de mine de charbon. Les habitant·es, déterminé·es, s’organisent pour faire barrage à ce nouvel écocide. Ekta, documentariste prépare un film sur le sujet. Elle nous ouvre son carnet de notes.
– À qui profite le yoga ? – Zineb Fahsi enseigne le yoga, et porte un regard critique sur l’instrumentalisation de cette discipline. Du paravent « Peace and Love » derrière lequel Modi cache sa politique meurtrière, aux techniques de développement personnel en entreprise, l’autrice du livre Le Yoga, nouvel esprit du capitalisme, partage son analyse.
– Namdeo Dhasal, poète Panthers – À travers leurs poèmes contestataires, des jeunes auteurs dalits ont fait émerger une critique de la société de castes indiennes et, dans les années 1970, donné naissance aux Dalit Panthers.
– Bollywood : de la couleur au cinéma – Anthropologue, fan de cinéma populaire hindi et autrice du livre Blanc Bollywood – invention d’une peau cinématographique, Hélène Kessous questionne la couleur (politique) des blockbusters de Bombay.
– « Nous avons trouvé dans le théâtre un remède puissant » – Partie rencontrer des femmes victimes de violences pour tourner un documentaire, Angarika G. a bifurqué et décidé de monter une troupe de théâtre avec elles. Récit d’une expérience transformatrice qui les mène aux quatre coins du pays.
– Luttes LGBT+ : C’est sur le terrain que ça se passe – Universitaire, journaliste et activiste gay, Ashley Tellis raconte comment la libération sexuelle n’a pas encore eu lieu en Inde. Critique des ONG luttant pour les droits des LGBT+, qu’il considère animées par la bourgeoisie, il défend un militantisme radical de terrain auprès des plus marginalisé·es.
Mais aussi une carte et un lexique de l’Inde pour s’y retrouver !
Cet article a été publié dans
CQFD n°229 (avril 2024)
Dans ce numéro 229, c’est le retour de notre formule trimestrielle de 32 pages ! Un dossier spécial détachable sur l’Inde « Mousson brune : fascisme et résistances en Inde » nous emmène voir le pays le plus peuplé du monde autrement, auprès d’une société indienne qui tente de s’opposer à Narendra Modi et son suprémacisme hindou. Hors-dossier, des destinations plus improbables encore : CQFD s’invite dans les forêts du Limousin, à Montpellier observer la sécurité sociale alimentaire, et même dans la tête d’un flic. On y cause aussi droit international avec l’état d’Israël en ligne de mire, on y croise une renarde comme dans le petit prince, et on écoute les albums de Ben PLG et le pépiement des oiseaux printaniers.
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Paru dans CQFD n°229 (avril 2024)
Par
Illustré par 20100
Mis en ligne le 04.04.2024
Dans CQFD n°229 (avril 2024)
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