Mettre en scène les violences sexuelles
« Nous avons trouvé dans le théâtre un remède puissant »
Maraa signifie « arbre » en langue kannada. C’est aussi le nom d’un collectif d’artistes né en 2008 à Bangalore, au sud de l’Inde, dans l’intention de diffuser les pratiques qui ont lieu dans les « marges »1. Depuis 15 ans, ils et elles ont participé – avec peu de moyens – à la fondation des dix premières radios communautaires du pays, formé des femmes au journalisme, proposé des formations et de l’accompagnement à la création, produit des films sur les questions de travail et de migration, écrit sur les sexualités, la censure des médias et les littératures minorisées. Autogestion, salaire identique pour tout le monde, décisions au consensus : voilà comment ce petit groupe de personnes déterminées propose un regard radical et poétique sur le monde. Angarika, travailleuse inclassable et féministe, a rejoint le collectif Maraa il y a quelques années. Elle nous raconte la fondation d’une troupe avec des femmes victimes de violences sexuelles : le Freeda Theatre. Verbatim.
« Tout a commencé quand je suis partie tourner un documentaire sur les expériences de femmes victimes de violences sexuelles et de caste*, avec une autre membre du collectif Maraa. C’était en 2018, au Madya Pradesh, un État du centre du pays. Nous les avons écoutées raconter leurs combats face aux discriminations et à l’indifférence du système juridique, face à l’humiliation et à l’isolement au sein de leurs familles. À travers ce film, nous avions pour objectif de faire entendre leurs histoires par la police, les médias et divers représentants gouvernementaux. Cela nous obligeait à travailler leurs récits sous la forme de témoignages clairs et précis, à rendre la réalité bien lisse. Une question a surgi : que faire du reste ? De ce qui est si difficile à exprimer et que nous sentions si fort, pourtant, lorsque nous rencontrions ces femmes ?
De retour à Bangalore, nous avons décidé de nous mettre au théâtre et c’est le metteur en scène Anish Victor2 qui nous a formées. Il nous a proposé de placer nos corps au centre de notre exploration. Comment est-il témoin ? Comment stocke-t-il la mémoire ? Le processus de création théâtrale a été, pour nous, une véritable révélation.
Lors des représentations, la frontière avec les spectatrices s’est estompée. On avait l’impression qu’elles respiraient avec nous
Nous avons créé un spectacle, Chu Kar Dekho, basé sur les témoignages que nous avions récoltés, mais aussi sur nos propres expériences de la violence sexiste. En 2021, nous avons joué cette pièce devant les femmes qui nous avaient confié leurs histoires quelques années auparavant. Lors des représentations, la frontière avec les spectatrices s’est estompée. On avait l’impression qu’elles respiraient avec nous. Nous leur avons demandé si elles aimeraient faire du théâtre et c’est ainsi que l’aventure a commencé. Avec cinq d’entre elles, âgées de 21 à 40 ans, nous avons construit un spectacle.
Nous avons créé des scènes autour du travail des femmes : au travail, à la maison, pendant la grossesse. Nous avons exploré des désirs considérés comme tabous au sein de notre société patriarcale : être belle, étudier, vivre seule, tomber amoureuse. Nous avons aussi passé beaucoup de temps à discuter autour de questions comme : la superstition est-elle une réalité ? Qu’est-ce qui détermine la valeur d’une femme ? Sa caste, son travail, ou le simple fait d’être elle-même ? Que signifie la liberté pour une femme ?
“Si je mets du rouge à lèvres, ou si je mets un nouveau sari, ma famille me dit : pourquoi tu te fais si belle ? As-tu oublié ce qui t’est arrivé ?” raconte l’une des membres du Freeda Theatre, révélant les dimensions morales qui infusent dans le quotidien et prolongent l’agression. Ainsi circule l’idée que si une femme a vécu des violences sexuelles, elle ne ressentira plus de désir ou bien que marier rapidement une victime est un moyen de regagner son “honneur perdu”.
Dès le début, les femmes étaient certaines qu’elles ne voulaient pas être identifiées uniquement comme des survivantes, victimes d’évènements traumatiques. Aussi, la jeune génération plaidait pour la liberté, l’émancipation, l’affranchissement de la tradition, tandis que les plus âgées se tenaient fermement à l’autre extrémité de la ligne. Cependant, nous constations que les discriminations subies de génération en génération avaient laissé des traces enfouies dans les corps des participantes, appartenant toutes les cinq à des castes inférieures. Durant l’atelier, ces traces se sont révélées, et elles ont trouvé une sorte d’appartenance à un corps collectif intergénérationnel. En tant que coordinatrices issues de classes et de castes plus privilégiées, n’ayant pas vécu de telles violences, nous étions confrontées à des questions difficiles. Le processus n’est-il pas en train d’amener les personnes à revivre leurs traumatismes ? Nos positions sociales nous autorisent-elles à les “diriger” ? Après une répétition difficile, nous avons décidé de poser ces questions au groupe. “Parfois, lorsque nous jouons cette scène particulière, je revis ce moment précis. Ma tête devient lourde. C’est difficile. Mais alors je me souviens que je ne suis pas seule. Je sens les autres sur scène avec moi. Et cela me donne le courage d’avancer”, nous dira une des femmes de la troupe. Nous avons trouvé dans le théâtre un remède puissant. “Avant, lorsque le souvenir de ce qui s’était passé me revenait, je restais bloquée. J’avais l’impression de me noyer. Mais travailler sur le spectacle m’a ouvert une porte de sortie. Quelque part, je me sens enfin libérée de ma propre histoire”, raconte l’une des comédiennes.
Lentement et doucement, nous avons découvert la possibilité d’un “toucher” qui ne soit ni sexualisé ni menaçant
Travailler en partant du corps est un travail de longue haleine. Les femmes ont passé plusieurs mois à se remettre sur pied et rassembler leurs forces. L’une des participantes, par exemple, ne pouvait pas regarder son interlocuteur dans les yeux. Plus tard, elle a raconté comment son père lui avait toujours appris à baisser les yeux, car c’est ce qu’on attend de sa caste inférieure. Lentement et doucement, nous avons découvert la possibilité d’un “toucher” qui ne soit ni sexualisé ni menaçant. Le spectacle est devenu un espace où nous pouvons revendiquer notre dignité. Un lieu où nous pouvons chuchoter et nous confier ; être une femme qui s’enfuit avec son amant d’une autre caste ; qui mange à sa faim ; ou bien qui prend son temps pour se préparer avant de sortir. Le théâtre n’est pas seulement là pour déclarer ce qui ne va pas, mais aussi pour suggérer : “et si ?”, “et pourquoi pas ?”.
Nous avons intitulé notre pièce Nazar Ke Samne, (Devant vos yeux). Nous sommes contactées par des organisations à travers le pays, qui nous invitent à jouer. C’est parfois difficile de quitter le foyer : certaines racontent que leurs maris se retrouvent forcés à s’occuper d’eux-mêmes, le temps de la tournée ! Le spectacle, gratuit, se termine par un tour de chapeau qui permet à la troupe de se déplacer pour de nouvelles dates. Aujourd’hui, alors que le Freeda Theatre parcourt l’Inde rurale et des quartiers populaires pour jouer son spectacle, dans des maisons, des théâtres, des salles des fêtes, les performeuses rencontrent d’autres femmes qui leur ressemblent. La discussion s’engage à la fin des représentations. “Il y a quelques années, nous étions dans le public. Aujourd’hui, nous sommes sur scène. Ce parcours que nous avons fait permet d’aider d’autres femmes”. C’est la base du Freeda Theatre, nommé ainsi, car l’une des femmes voulait que l’idée de liberté y soit centrale. Une étincelle qui peut construire un mouvement, à travers le théâtre et la création, pour retrouver le pouvoir, en nous-mêmes, de créer et d’exprimer. Comme le dit souvent l’une des comédiennes : “C’est depuis la scène de théâtre que nous avons enfin obtenu justice.” »
1 Plus d’informations sur le site du collectif : maraa.in.
2 Anish Victor est l’ex-directeur des programmes de formation à la India Foundation For the Arts. Il a cofondé la troupe de théâtre Rafiki.
Cet article a été publié dans
CQFD n°229 (avril 2024)
Dans ce numéro 229, c’est le retour de notre formule trimestrielle de 32 pages ! Un dossier spécial détachable sur l’Inde « Mousson brune : fascisme et résistances en Inde » nous emmène voir le pays le plus peuplé du monde autrement, auprès d’une société indienne qui tente de s’opposer à Narendra Modi et son suprémacisme hindou. Hors-dossier, des destinations plus improbables encore : CQFD s’invite dans les forêts du Limousin, à Montpellier observer la sécurité sociale alimentaire, et même dans la tête d’un flic. On y cause aussi droit international avec l’état d’Israël en ligne de mire, on y croise une renarde comme dans le petit prince, et on écoute les albums de Ben PLG et le pépiement des oiseaux printaniers.
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Paru dans CQFD n°229 (avril 2024)
Par
Illustré par Camille Jacquelot
Mis en ligne le 26.04.2024