Bollywood

De la couleur au cinéma

Anthropologue, fan de cinéma populaire hindi et autrice du livre Blanc Bollywood – invention d’une peau cinématographique, Hélène Kessous questionne la couleur (politique) des blockbusters de Bombay.
Par Alice Durot

Avec son ouvrage Blanc Bollywood – invention d’une peau cinématographique (Mimésis, 2023), l’anthropologue et fan de Bollywood Hélène Kessous questionne les couleurs de peau dans le cinéma indien – première industrie cinématographique mondiale en nombre de films produits – pour mieux en révéler les normes dominantes autant que ses aspirations à l’universel. Entretien.

Les films de Bollywood et leurs incomparables séquences musicales sont snobés par les Occidentaux : « trop longs », « trop kitch », « trop mélo », « pas construits », « simplistes ». Qu’est-ce qui te plaît, à toi ?

« Il y a 20 ans, lorsque j’ai vu mon premier film Bollywood, je suis tombée amoureuse de ce cinéma. J’ai eu une impression de liberté : dans ce cinéma, on se fiche des raccords, on peut tout à fait abandonner une idée de scénario au milieu, puisque le centre de la production, ce n’est pas une histoire bien ficelée mais une star, un parolier connu, des chansons, des personnages types (le fils parfait, le second jaloux, la voisine à marier). Bollywood est un cinéma d’archétypes, plutôt manichéen, qui s’est construit dans un pays plurilingue et multiconfessionnel, aux différences culturelles nombreuses. Ce que visent ces productions, c’est quelque chose de fédérateur : un langage commun pour parler à tout le monde. C’est un cinéma plus profond qu’il n’y paraît, qui aborde les thèmes existentiels et universels que sont le mal, l’amour, la fatalité. Et on le sous-estime sans doute aussi à cause de sa syntaxe, plus visuelle qu’orale : les expressions de visage, les attitudes, tout est exacerbé.

Ce que j’aime dans Bollywood, ce sont les sentiments et les sensations que le film procure. Si j’ai vécu un grand 8 émotionnel pendant trois heures ; si j’ai ri, pleuré, frissonné ; si je suis lessivée à la fin du film… c’est qu’il est réussi ! Face aux critiques qui parlent de mauvaises productions, je rétorque qu’il s’agit d’un autre langage cinématographique. On devrait apprendre cet autre langage, et ainsi apprécier les films avec d’autres critères. Un conseil pour commencer ? La Famille indienne1, une valeur sûre. »

Peux-tu nous en dire plus sur l’obsession des peaux blanches dans les films Bollywood ?

« Lorsque j’ai découvert ce cinéma, j’ai eu un choc : les acteurs étaient blancs. Les Indiens que j’avais vus dans des films occidentaux sur l’Inde, ceux que je fréquentais en France, ou ceux que j’ai croisés lors de mon premier voyage… tous étaient “marron”. L’industrie du cinéma, mais aussi de la publicité, de la télé, met systématiquement en avant des peaux blanches ou très claires et j’en ai fait mon objet d’étude. “Les stars sont tellement blanches qu’on dirait des Dieux”, m’a un jour confié une vieille dame dans un train. Cette surreprésentation des peaux claires a de lourdes conséquences sur la société : énormément de jeunes gens rêvent de s’éclaircir la peau, l’industrie cosmétique en profite pour leur fournir des dizaines de marques de crèmes. Par contre, quand Shahrukh Khan joue un méchant, on le blanchit moins ! On maintient l’idée que les castes supérieures seraient claires de peau et les basses castes, foncées. Dans la réalité, on ne peut pas corréler caste et couleur de peau. À cela s’ajoute la blancheur du colonisateur britannique, et du monde occidental d’aujourd’hui : l’équation blancheur et puissance sociale est bien ancrée dans l’imaginaire collectif. C’est ce qu’on appelle le colorisme, une discrimination subie au sein d’une communauté en fonction de la couleur de peau, avec comme norme la blancheur : tout ce qui s’en éloigne est considéré comme inférieur, voire laid. Or, si l’on considère la manière dont certaines communautés sont discriminées en Inde, notamment les adivasis* à la peau très foncée, on peut parler clairement de dynamiques racistes. Le cinéma indien est un des supers véhicules de ce diktat. »

Bollywood est pourtant une industrie où les musulmans ont du succès, ce qui dérange l’extrême droite hindoue. La star Shahrukh Khan [voir encadré] s’est fait troller sur les réseaux sociaux après avoir défendu une « société multiculturelle ». Quels effets ont ces attaques sur la profession et la production ?

« Les musulmans sont présents dans le cinéma indien de différentes manières. Il y a d’abord les grands paroliers, les musiciens, les scénaristes, etc. Et bien sûr, les stars, comme les trois Khan : Amir, Salman et Shahrukh. Ils sont musulmans mais ne jouent pas forcément des rôles de musulmans ! C’est important de le souligner. Toute sa carrière, Shahrukh Khan a interprété le gendre idéal hindou, et ça ne posait aucun problème ! Aujourd’hui, il y a de plus en plus d’autocensure. Les réalisateurs hésitent avant de proposer un scénario avec des musulmans. Des envoyés du RSS [voir p. 12-13] font du lobbying auprès des producteurs pour changer les histoires car, selon eux, Bollywood est trop multiculturel et trop libéral. Mais si nous assistons à un tournant dans le cinéma, il reste de l’espoir : on a vu Shahrukh Khan dans trois films en 2023, dont deux qui ont explosé tous les records d’entrées ! »

Penses-tu que l’industrie de Bollywood puisse devenir un instrument de propagande du régime ?

« Lors de la dernière campagne électorale en 2019, j’ai été choquée de voir sur les réseaux des stars de Bollywood en pleine séance de selfies avec le Premier ministre. On assiste à un tournant inquiétant. En 2021, le gouvernement a aboli le tribunal d’appel de certification des films, un outil de recours précieux et efficace qui permettait à bon nombre de réalisateurs de gagner en appel contre le bureau de la censure et ses demandes de coupes conséquentes. C’est désormais terminé. Depuis peu aussi, de nouvelles lois ont mis au pas les plateformes : les contenus d’Amazon ou de Netflix sont vérifiés par le ministère de l’Information, qui peut désormais interdire, modifier ou enlever des scènes. Dans les salles aussi on voit pointer des changements importants : les sujets mythologiques hindous, les films militaires à la gloire de la Nation, contre le Pakistan ou autres ennemis fantasmés, se multiplient. Ce qui est plus étrange c’est que certains de ces films comme le blockbuster RRR, dont le scénario est pourtant proche de l’idéologie de l’extrême droite hindoue, arrivent à séduire à l’international. Mais ce n’est pas parce qu’un film comme Kashmiri Files, nationaliste et xénophobe, a fait beaucoup d’entrées que ça marche à tous les coups. Brahmastra, un film de superhéros mythologique, ou encore Samrat Prithviraj, un biopic nostalgique de l’empire hindou, – tout ce que défend le parti au pouvoir –, ont fait un véritable flop ! Il reste donc un peu d’espoir. »

Propos recueillis par Camille Auvray
King Khan Shahrukh Khan – SRK pour les intimes – est bien plus qu’un acteur de Bollywood. King Khan, né le 2 novembre 1965, a joué les jeunes premiers dans des dizaines de blockbusters depuis le début des années 1990, avant de faire son grand retour dans des rôles de méchants de films d’action en 2023. Tour à tour riche avocat sombrant dans l’alcool, désespérément amoureux d’Aishwarya Rai dans Devdas (2002), improbable joueur de foot professionnel dans le sentimental Kabhi Alvida Naa Kehna [Ne dis jamais adieu] en 2006, musulman neuroatypique pourfendeur de l’islamophobie dans My Name is Khan (2010), c’est une star absolue dans les nombreux pays d’Afrique et du Moyen-Orient où s’exportent les films en hindi tournés dans les studios du quartier de Goreagon à Mumbai (autrefois Bombay) et l’un des comédiens les plus riches du monde. Né dans une famille musulmane, marié à une femme hindoue, il critique publiquement l’intolérance religieuse du BJP.
Par Judith Chouraqui
Remettre les pendules à l’heure « Pourquoi vos films sont-ils si longs ?  » demande en 2002 un journaliste français à la star Shahrukh Khan venu à Cannes présenter le film Devdas. Et lui de répondre : « Pourquoi vos films sont-ils si courts ? »

1 En hindi : Kabhi Khushi Kabhie Gham (2001).

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CQFD n°229 (avril 2024)

Dans ce numéro 229, c’est le retour de notre formule trimestrielle de 32 pages ! Un dossier spécial détachable sur l’Inde « Mousson brune : fascisme et résistances en Inde » nous emmène voir le pays le plus peuplé du monde autrement, auprès d’une société indienne qui tente de s’opposer à Narendra Modi et son suprémacisme hindou. Hors-dossier, des destinations plus improbables encore : CQFD s’invite dans les forêts du Limousin, à Montpellier observer la sécurité sociale alimentaire, et même dans la tête d’un flic. On y cause aussi droit international avec l’état d’Israël en ligne de mire, on y croise une renarde comme dans le petit prince, et on écoute les albums de Ben PLG et le pépiement des oiseaux printaniers.

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