Comités populaires au Bangladesh
Après la révolution, une lutte loin d’être finie
Cet été, en seulement cinq semaines de manifestations durement réprimées, le peuple bangladais a ouvert une nouvelle page de son histoire : le pouvoir, monopolisé par le parti laïc Awami League, est tombé après 15 ans d’un régime autoritaire et corrompu. Surnommée la « nouvelle libération », en référence à celle de 1971, lorsque le pays s’est détaché du Pakistan, la révolte a été menée par des étudiant·es déterminé·es à agir sur leur destin, dans une société où la dissidence est muselée et où plus de 40 % des jeunes âgé·es de 15 à 24 ans sont sans emploi1. De quoi raviver l’espoir d’une bonne partie des 171 millions de Bangladais·es.
Tout début juillet, les étudiant·es de Dacca, la capitale, prennent la rue pour protester contre la réintroduction de quotas dans la fonction publique. Réuni·es sous le nom du Mouvement étudiant contre la discrimination, ils et elles contestent la décision de la Cour suprême de réhabiliter une mesure de favoritisme pourtant retirée à la suite d’un mouvement populaire en 2018. Le dispositif, qui réserve 30 % des postes disponibles aux familles des combattants de 1971, est considéré comme discriminatoire, d’autant qu’il favorise des profils souvent sympathisants du parti au pouvoir, l’Awami League, parti qui a mené le pays à la libération. Après deux semaines de manifestations pacifiques et massives, menées par une fédération étudiante non partisane, la tension monte d’un cran lorsqu’un policier tue d’une balle Abu Saeed, âgé de 25 ans, l’un des leaders du mouvement. Ce jour-là, cinq autres manifestants tombent, et la colère embrase le pays. Rapidement, les étudiant·es sont rejoint·es par des dizaines de milliers de personnes. Des barricades sont dressées, et les bureaux du parti au pouvoir sont attaqués. Les flics répliquent avec des billes de plomb ou en tirant à balles réelles. Résultat : entre 400 et 500 mort·es en un mois selon les sources, et des milliers de personnes arrêtées. Une répression sans précédent depuis la création de ce jeune État. En retour, 450 commissariats ont été assiégés – sur les 600 que compte le pays ! Le 5 août, la foule avance vers la résidence de la Première ministre, l’assaille et la pille. Probablement lâchée par l’armée qui sent le vent tourner, Sheikh Hasina démissionne, s’envole en hélicoptère et trouve refuge en Inde auprès d’un autre tyran, Narendra Modi.
Du jour au lendemain, quelques opposant·es politiques sont soudainement libéré·es. Défenseur des droits indigènes âgé de 45 ans, Michael Chakma est sous le choc. Torturé durant ses cinq années de captivité, il témoigne dans les colonnes du Guardian : « Je priais souvent le gardien qui m’escortait aux toilettes de me tuer avec son fusil, car je n’avais plus aucun espoir de revoir ma famille ou la lumière du jour. » Comme lui, beaucoup d’opposant·es disparu·es, que leurs proches croyaient mort·es, étaient en fait détenu·es dans des prisons tenues par les services secrets bangladais. Selon des organisations de défense des droits humains, près de 600 personnes ont été victimes de disparitions forcées depuis l’arrivée au pouvoir en 2008 de la « Dame de fer », Sheikh Hasina.
Pendant près de quinze années, la dirigeante a empêché toute liberté d’expression, harcelant activistes et journalistes critiques du gouvernement, poursuivant en justice et enfermant les opposant·es. « Elle a détruit les institutions du pays et construit un pouvoir autocratique, protégé par une alliance de bureaucrates et d’hommes d’affaires », raconte Zonayed Saki, leader du mouvement de gauche radicale Ganasamhati Andolan. En janvier 2024, les élections ont été restreintes aux seules candidatures alliées au parti au pouvoir, entraînant un boycott de la part des principaux partis d’opposition. L’Inde et les États-Unis avaient quant à eux encouragé le maintien d’Hasina, voyant un moyen de sécuriser leurs intérêts dans la région. « Certains disent que sans l’Awami League, la nation va tomber dans les mains des forces fondamentalistes musulmanes – une peur que le parti a longtemps exploitée à son avantage. Cette propagande dépeint la population bangladaise comme forcément extrémiste, comme si l’insurrection était poussée par un agenda islamiste. C’est faux ! », analyse le chercheur Sohul Ahmed2. Il ajoute : « D’ailleurs, l’Awami League n’a pas fait grand-chose pour la minorité hindoue : les violences à leur encontre ont même progressé ces dernières années. »
« Nous voulons une nouvelle Constitution pour garantir des droits fondamentaux véritablement démocratiques », assène l’intellectuel engagé Sarwar Tusher dans un entretien au site militant Kafila. Mais à l’approche des élections prévues dans trois mois par le gouvernement provisoire, qui peut garantir que celui-ci ne trahira pas les aspirations d’une population dont la moitié vit encore avec moins d’un dollar par jour ? Le banquier et star du microcrédit Muhammad Yunus, a été nommé à la tête du gouvernement provisoire composé d’avocats, banquiers, ex-militaires, chefs d’entreprises et anciens diplomates. Seuls deux leaders étudiants siègent avec lui, relégués à des postes secondaires. « Toutes les franges du mouvement sont loin d’être représentées, confie Zonayed Saki. Même avec des nouvelles têtes, le vieux système reste en place. » En effet, pas question de compter sur les services publics : pour Yunus, le salut des pauvres réside dans l’entrepreneuriat privé. Il s’est par ailleurs empressé de rassurer l’Awami League en lui assurant qu’elle pourrait participer aux prochaines élections.
De leurs côtés, plusieurs porte-paroles étudiants laissent entendre qu’ils pourraient former un nouveau parti politique, sans dévoiler encore de programme, mais en affirmant que le sécularisme et la liberté d’expression en seraient les piliers. « Il n’y a pas d’autre moyen pour briser l’hégémonie des partis en place », a justifié l’un d’entre eux, Tahmid Chowdhury, sur le site d’information Bdnews24. Et, face à la menace d’une prise de pouvoir par l’armée, scénario déjà vécu par le passé au Bangladesh, ils et elles sont plutôt confiant·es : « Les leaders étudiants nous ont promis que le gouvernement d’intérim ne confisquerait pas le pouvoir au peuple, assure la bangladaise Jennifer Chowdhury sur Al-Jazeera, le 5 août dernier. Je sais qu’ils tiendront leur parole, car ils ont pris tous les risques pour en arriver à ce rêve. »
Dans un effort pour prouver leur respectabilité à ceux qui dirigent, les insurgé·es ont déposé, devant la résidence désertée de Sheikh Hasina, les meubles, bijoux et autres animaux chapardés dans l’euphorie du soulèvement. Mais au-delà de ces gestes très médiatisés, destinés à rassurer les tenants de l’ordre, sur le terrain, les comités étudiants et citoyens, constitués dans tout le pays, montrent une capacité impressionnante de solidarité et d’auto-organisation.
Alors que la police, craignant des représailles populaires, refuse de reprendre le travail sans garantie pour sa sécurité, ils et elles font la circulation à leur place. Dans plusieurs quartiers, des habitant·es, de confession musulmane, allié·es à leurs voisin·es hindou·es, se sont regroupé·es pour protéger quartiers et lieux de culte hindous. « À quand un congrès national des comités populaires ? » ose un site trotskyste3, précisant que dans plusieurs usines, des ouvrier·ères du textile en ont profité pour se mettre en grève. « La contribution du peuple des travailleurs durant les périodes révolutionnaires de ce pays est incontestée. Venez accomplir votre devoir historique, cette fois encore ! » a lancé Asif Mahmood, leader étudiant emprisonné et torturé pendant sa détention, avant d’être libéré le 24 juillet dernier. La mise à l’arrêt d’une industrie qui constitue plus de 80 % des recettes d’exportation, voilà ce à quoi on pourrait rêver !
1 Selon les chiffres de la Banque mondiale, statistiques de 2022.
2 « July Uprising : Understanding the nuances of post-uprising violence to unified resistance », Bangla Outlook (13/08/2024).
3 Lire « Where next for Bangladesh ? », sur le site marxist.ca (15/08/2024).
Cet article a été publié dans
CQFD n°233 (septembre 2024)
Dans ce n° 233 de septembre 2024, on s’intéresse à l’Angleterre et aux émeutes fascistes qui l’ont secoué cet été. On fait aussi un tour au Bangladesh, on interroge les liens entre sport de haut niveau et contrôle du corps des femmes, on suit les luttes des Cordistes et celles des jeunes exilés en recours de Marseille. Mais on se balade aussi à Lourdes avant de rêver d’une île merveilleuse ...
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Paru dans CQFD n°233 (septembre 2024)
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Mis en ligne le 06.09.2024
Dans CQFD n°233 (septembre 2024)
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