D’où est venu le besoin de créer une asso’ autour des questions de l’accueil, de la terre et des métiers de l’agriculture ?
Idriss : « Je suis arrivé en France en août 2016. Je viens du nord du Sud-Soudan, une région régulièrement en guerre. Je suis parti pour trouver un espace secure où vivre. Dès mon arrivée, je me suis engagé dans plusieurs associations. Ma demande d’asile n’a pas fonctionné ; je n’avais pas de droits, parce que je n’avais pas de papiers. C’était difficile de m’intégrer. Pour rencontrer des gens, il faut aller dans des bars… mais je n’avais pas un centime.
En 2019, au Transborder Camp à Notre-Dame-des-Landes, des personnes m’ont proposé de parler de ce que je traversais et des solutions qu’on pouvait imaginer. C’est là qu’est venue l’idée de créer un espace qui puisse accueillir, faire du soin et de la formation, et faciliter l’accès au travail, autant pour les personnes migrantes que pour les Français en difficulté. En Bretagne, j’avais travaillé dans les tomates, les haricots, dans les fermes, à la traite des vaches. De là, on a constaté la galère pour les reprises de terres : il y a des milliers d’agriculteurs qui vont partir à la retraite et il n’y a personne pour les remplacer [1]. Pourtant, la majorité des gens qui viennent en France depuis l’Afrique savent travailler la terre. On s’est alors demandé comment on pouvait travailler ensemble dans la dignité, en respectant tout le monde. »
Sembala : « Ma première rencontre avec A4, c’était à la Zad de Saclay, dans l’Essonne, une zone à défendre contre le métro ligne 18 du Grand Paris Express, en 2021. Je les ai rejoints en tant que personne qui cherche un travail pour obtenir des papiers. Après cette rencontre, j’ai pris du temps pour réfléchir et je me suis dit : j’ai envie d’aider les gens. On est tous des êtres humains, peu importe ce qu’on fait et où on se trouve, en travaillant ensemble, on peut créer quelque chose de beau. Aujourd’hui, on a trois salariés et un service civique. On est une association collégiale, tout le monde est au même niveau ! On a un groupe juridique, un groupe de recherche sur les conditions de travail, un groupe pour le financement, un pour l’accueil et l’hospitalité… Sans compter les groupes locaux en Île-de-France, à Grenoble, à Lannion, à Angers et en Aveyron ! »
Vous travaillez à partir de voyages-enquêtes, qu’est-ce que c’est ?
Idriss : « À la base, il s’agit d’aller à la rencontre des agriculteurs et des gens qui reprennent des terres. On voulait se mettre à l’écoute de leurs difficultés, de leurs besoins, et leur présenter notre initiative. C’est comme ça qu’on a commencé à identifier les lieux pour faire des stages et des formations. L’idée, c’est de mettre en lien : certains paysans ne peuvent pas payer la main-d’œuvre, et d’autres personnes sont intéressés à être juste logés, nourris et formés.
Depuis le premier voyage dans le Limousin au plateau de Millevaches [2], on a été beaucoup sollicités. On est allés à Longo Maï, en Aveyron, en Suisse, en Rhône-Alpes. On est aussi en lien avec des collectifs au Portugal et en Italie. On a trouvé partout les mêmes problématiques : un manque de main-d’œuvre d’un côté, et des gens prêts à travailler mais bloqués à cause de leur situation administrative. Depuis, on aide les patrons à embaucher, avec ou sans papiers. »
Sembala : « Le premier voyage-enquête que j’ai fait, c’est en Bretagne, à Lannion, en 2022. Et on y est retournés en février de cette année, pour un travail de recherche-action. On voulait en savoir plus sur le travail saisonnier dans les serres où on récolte les tomates, les haricots et la vanille. Les conditions de travail sont dures. Il y a des gens qui travaillent de 5 h à 22 h, et d’autres qui ne sont jamais payés. Grâce aux entretiens qu’on a faits, on sait maintenant que beaucoup de producteurs agricoles profitent du fait que les gens ne connaissent pas leurs droits pour les exploiter. On va alors les aider à comprendre la loi pour moins subir leur situation, en attendant de trouver des solutions. »
Vous essayez d’assurer des conditions d’accueil et de travail dignes et respectueuses…
Idriss : « Un premier sujet important en Europe, c’est les papiers. Beaucoup de personnes travaillent sans papiers ou sans être déclarées, alors même un papier de reconnaissance de bénévolat a de la valeur.
« On voulait créer un espace d’échange, avec de l’accueil et de l’écoute, pour que les gens choisissent ce qu’ils veulent faire et puissent prendre le temps de se former »
L’autre chose importante, c’est l’orientation et la transmission. Le travail agricole est souvent payé en dessous du Smic : tu répètes un seul geste, toute la journée, sans explications. C’est dans ces “métiers en tension” que les personnes sans papiers vont se casser le dos, sans jamais prendre de vacances. On voulait créer un espace d’échange, avec de l’accueil et de l’écoute, pour que les gens choisissent ce qu’ils veulent faire et puissent prendre le temps de se former. »
Sembala : « On s’est dit qu’on allait faire des liens entre la ville et la campagne, mais on ne peut pas y envoyer les personnes intéressées sans préparation. On rencontre d’abord les exploitants agricoles pour voir s’ils sont ouverts et accueillants ; on réfléchit à comment faire pour que tout se passe bien, que la personne accueillie ne soit pas isolée ni abusée ; à la communication, si tout le monde ne parle pas français ; et à l’accessibilité, vu qu’à la campagne, il y a moins de transports en commun et que sans papiers tu ne peux pas passer le permis. »
Et l’horizontalité et l’égalité sont au centre de la démarche ?
Idriss : « Une personne qui vient de l’étranger n’est ni un robot ni un caillou. Elle a un vécu et des savoir-faire, que ce soit dans l’artisanat, l’élevage, le fait de cultiver la terre ou la construction terre-paille. Les Français et les Européens ont accès à une éducation, mais ce n’est pas la seule qui existe ; on cherche aussi la transmission des compétences. Mon ami Habib a créé plus de 200 fours à pain, et pourtant il n’a pas de papiers ! »
Sembala : « Avec A4, je suis allé à Tarnac pendant trois semaines pour travailler dans les cantines. Chaque jour des gens différents venaient et j’apprenais avec eux à faire le pain, participer au jardinage, à désherber. Je voulais observer et comprendre le pays dans lequel je vis. Quand je suis bénévole, j’aide, et j’apprends, et je me forme même si je n’ai pas les papiers et donc pas le droit à la formation. »
À Lannion, en Bretagne, vous avez monté une antenne directe, qu’est-ce qu’il s’y passe ?
Idriss : « On a signé un bail de deux ans et demi pour une serre de 3 000 m². C’est un lieu où on crée la rencontre à travers des activités agricoles. On a construit un four à pain et monté une cantine, qui permet de rémunérer les personnes qui en ont besoin. On fait des expérimentations de culture : cacahuètes, aubergines et piment, qu’on va transformer l’année prochaine et faire rentrer des sous grâce à nos recettes piment-arachide. On a aussi fait un marché de Noël à prix libre pour les artisans, un évènement de soutien à Gaza, une gratiferia [3], une formation au greffage des arbres fruitiers accessible à prix libre, un chantier vannerie… »
C’est quoi la suite pour A4 ?
Idriss : « Le défi maintenant, c’est de trouver des terres pour que les personnes puissent s’installer.
« Le défi maintenant, c’est de trouver des terres pour que les personnes puissent s’installer »
L’initiative et l’énergie sont là, mais il nous manque des lieux parce qu’on a pas encore les fonds pour acheter des terres. Il y a de nouveaux projets, comme d’installer une exploitation de plantes médicinales pour pouvoir se soigner à l’aide des plantes que l’on connaît, par exemple. » [/Propos recueillis par Léna Rosada/]