Omwashing ॐ

À qui profite le yoga ?

Zineb Fahsi enseigne le yoga, et porte un regard critique sur ­l’instrumentalisation de cette discipline. Du paravent « Peace and Love » derrière lequel Modi cache sa politique meurtrière, aux techniques de développement personnel en entreprise, l’autrice du livre Le Yoga, nouvel esprit du capitalisme1 , partage son analyse.
Par Audrey Esnault

« Le yoga rassemble. Il unit le corps et l’esprit, l’humanité et la nature, et il rapproche des millions de personnes de part et d’autre de la planète, pour qui il est source de force, d’harmonie et de paix […]. Il fait ressortir notre humanité commune et nous aide à comprendre qu’en dépit de nos différences, nous ne faisons qu’un. En cette journée internationale du yoga, embrassons l’esprit d’unité et employons-nous résolument à édifier un monde meilleur et plus harmonieux pour les gens, la planète et nous-mêmes. » Ce discours semble venir tout droit de la bouche d’un gourou. Et pourtant, c’est celui du secrétaire général de l’ONU, António Guterres, prononcé à l’occasion de la journée internationale du yoga le 21 juin 2023. Discours qui ne manquera pas d’être retweeté par le Premier ministre indien Narendra Modi, l’initiateur même de cette journée. Le yoga au service d’un monde meilleur ? Une idée qui pourrait faire rêver, si elle ne servait pas en réalité à travestir les politiques d’institutionnalisation du privilège hindou, menées par le BJP en Inde depuis son accession au pouvoir.

Le yoga au coeur du soft power indien

Depuis le XIXe siècle, le yoga, un ensemble de voies spirituelles millénaires dont la pratique repose entre autres sur des postures corporelles, des exercices de respiration et de la méditation, est au cœur du soft power indien, et plus précisément hindou. Une dynamique initiée dès 1893 par le moine Vivekananda. En pleine période d’expansion coloniale et missionnaire européenne, celui-ci se rend au Parlement des religions, situé dans la ville de Chicago, aux États-Unis. Dans un discours puissant, il présente l’hindouisme et son pendant pratique, le yoga, comme une religion de paix et de tolérance, par opposition au christianisme conquérant, affirmant ainsi la supériorité morale et spirituelle de l’Inde sur l’Occident colonisateur.

Ces discours perpétuent le fantasme orientaliste d’une Inde éternelle, paisible, profondément spirituelle et mystique

Dans les années 1960 et 1970, alors que l’Occident sort tout juste des horreurs de la Seconde Guerre mondiale, s’enfonce dans la Guerre froide et que les États-Unis s’enlisent au Vietnam, les gourous transnationaux indiens et leurs audiences hippies perpétuent cette association entre spiritualités dites orientales et pacifisme. La figure de Gandhi, qui combattit les Britanniques par un mouvement de masse non violent et fut érigé en exemple par Martin Luther King, contribue à nourrir l’image de l’hindouisme et du yoga comme une religion et une pratique intrinsèquement tolérantes, au service de la paix. Consciemment ou inconsciemment, pour mieux critiquer la modernité occidentale, ces discours perpétuent le fantasme orientaliste d’une Inde éternelle, paisible, profondément spirituelle et mystique.

Définitivement paré de son aura « Peace and Love », le yoga devient alors le cache-misère idoine de nombreux agendas politiques nettement moins bienveillants. Pour désigner cette instrumentalisation, la sociologue Sheena Sood développe le concept de « omwashing »2 – faisant référence au mantra sacré souvent chanté au début et à la fin des cours de yoga. Alors que Narendra Modi utilise le yoga pour valoriser l’Inde à l’étranger et masquer ainsi son agenda politique ethnonationaliste (faisant oublier par exemple, à l’international, sa responsabilité dans les massacres de musulman·es ayant eu lieu en 2002 dans le Gujarat alors qu’il était à la tête de cet État), de nombreuses grandes entreprises occidentales mettent en place des cours de yoga à destination de leurs employé·es. À première vue inoffensive, cette mesure permet de ne pas remettre en question l’organisation du travail pour faire porter la responsabilité du bien-être au travail sur les salarié·es. Par exemple, l’entreprise Amazon, connue pour la pénibilité et la précarité des conditions de travail, a mis en place dans ses entrepôts des cabines « AmaZen ». Il s’agit de box minuscules qui proposent un catalogue de pratiques dites de « santé mentale et émotionnelle », allant de la méditation de pleine conscience à la répétition d’affirmations positives, censées « stimuler les salariés et les aider à recharger leurs batteries3 ».

Plus perturbant encore, une vidéo qui a récemment circulé sur les réseaux sociaux, où l’on voit Nissim Amon, instructeur zen israélien, invitant les soldat·es israélien·nes à méditer… pour mieux viser. Ne fermons plus les yeux sur ce que peuvent cacher nos salutations.

Par Zineb Fahsi

1 Textuel, 2023.

2 « Des “cabines zen” dans les entrepôts Amazon : même les dystopies n’avaient pas osé », Courrier international, mai 2021.

3 « Des “cabines zen” dans les entrepôts Amazon : même les dystopies n’avaient pas osé », Courrier international, mai 2021.

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CQFD n°229 (avril 2024)

Dans ce numéro 229, c’est le retour de notre formule trimestrielle de 32 pages ! Un dossier spécial détachable sur l’Inde « Mousson brune : fascisme et résistances en Inde » nous emmène voir le pays le plus peuplé du monde autrement, auprès d’une société indienne qui tente de s’opposer à Narendra Modi et son suprémacisme hindou. Hors-dossier, des destinations plus improbables encore : CQFD s’invite dans les forêts du Limousin, à Montpellier observer la sécurité sociale alimentaire, et même dans la tête d’un flic. On y cause aussi droit international avec l’état d’Israël en ligne de mire, on y croise une renarde comme dans le petit prince, et on écoute les albums de Ben PLG et le pépiement des oiseaux printaniers.

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