Prisonniers politiques en Inde
« La sueur des flics et les larmes des familles »
Je connais Umar depuis plus de 8 ans et je lui rends visite régulièrement à la prison de Tihar, à New Delhi, ou bien lors de ses comparutions devant les juges1. Arrêté en vertu de la loi antiterroristeUnlawful Activities (Prevention) Act* en septembre 2020, accusé d’être le « cerveau » d’un complot ayant conduit aux émeutes de février de la même année, il attend toujours le début de son procès.
Visiter un détenu, c’est très fastidieux. Contrôles, longue marche entre les miradors, contrôles encore, longue attente, Umar est finalement amené en face de moi, une vitre de verre nous sépare. Nous nous parlons à travers un téléphone fixe. Cela dure 30 minutes maximum.
En prison, quand les sentiments semblent s’engourdir, les sens s’aiguisent
En prison, quand les sentiments semblent s’engourdir, les sens s’aiguisent. Umar me dit que ses souvenirs du temps passé enfermé reviennent grâce à ses sens, en particulier l’odorat. L’odeur des saisons l’aide à calculer les années écoulées – quatre hivers, trois étés, quatre printemps… Il dit qu’il se souvient de l’odeur dans l’air le jour de son incarcération. Chaque fois qu’il sent cette odeur, il sait que cela marque une nouvelle année d’emprisonnement. Les odeurs maintiennent sa sensibilité vivante.
Lorsque je lui ramène ses vêtements d’hiver fraîchement lavés, il me dit qu’il les trouve merveilleusement parfumés. Je souris : « C’est juste de la lessive, et tu n’aimes pas ça d’habitude, puisque tu n’aimes pas laver ton linge ! » Nous rions ensemble – c’est peut-être le seul moment où il rit pendant cette journée. Quand sa mère verse sur ses habits un attar2 spécial envoyé par la famille, qu’elle veut que son fils porte pour l’Eid, Umar me dit que le jour où il les reçoit, sa cellule entière embaume de l’amour de sa mère.
Il y a aussi l’odeur des larmes et de la sueur. Quand les proches se précipitent pour s’approcher d’un détenu lors d’une comparution, les odeurs de leurs larmes fatiguées se mêlent à celle écrasante de la transpiration des policiers qui les repoussent. En Inde, le détenu est tenu par la main lors de son transfert de la prison au tribunal. Umar me dit que c’est trop intime à son goût – la transpiration du policier persiste entre ses doigts. Il préférerait l’étreinte de ses amis et de sa famille – ce qui n’est pas permis. Alors il se contente d’une poignée de main fugace, d’un baiser volant, d’un geste de la main. Lorsque je lui rends visite, il me donne des fleurs qu’il cueille dans la cour de la prison. L’odeur de ses fleurs que j’emporte me rappelle la permanence de notre amitié et de notre solidarité. Cela m’aide à me dire que cette obscurité, un jour, passera.
1 En Inde, les audiences publiques au tribunal permettent aux amis et aux membres de la famille de croiser les détenus, qui ne passent pas par des couloirs différents comme en France. C’est donc souvent l’occasion en attendant la comparution sur le même banc, de se prendre la main, d’échanger des baisers, de la nourriture, des nouvelles.
2 Parfum sans alcool obtenu par distillation de végétaux
Cet article a été publié dans
CQFD n°229 (avril 2024)
Dans ce numéro 229, c’est le retour de notre formule trimestrielle de 32 pages ! Un dossier spécial détachable sur l’Inde « Mousson brune : fascisme et résistances en Inde » nous emmène voir le pays le plus peuplé du monde autrement, auprès d’une société indienne qui tente de s’opposer à Narendra Modi et son suprémacisme hindou. Hors-dossier, des destinations plus improbables encore : CQFD s’invite dans les forêts du Limousin, à Montpellier observer la sécurité sociale alimentaire, et même dans la tête d’un flic. On y cause aussi droit international avec l’état d’Israël en ligne de mire, on y croise une renarde comme dans le petit prince, et on écoute les albums de Ben PLG et le pépiement des oiseaux printaniers.
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Paru dans CQFD n°229 (avril 2024)
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Mis en ligne le 19.04.2024