En Inde, communauté musulmane en danger
« Nous devons baisser les yeux et ne pas faire de bruit »
Tôt le matin du 12 juin 2022, un silence de mort règne dans le quartier musulman JK Ashiyana, à Allahabad, où se trouve ma maison. Soudain, les grondements de trois gros bulldozers emplissent les rues et ruelles1. Des agents de police supervisent l’opération de démolition se moquant et intimidant les habitants dont on peut deviner les silhouettes aux fenêtres. Des employés municipaux font violemment irruption chez nous et se mettent à jeter tout ce qui avait fait de cette maison un foyer pour nous. Aux premiers coups de bulldozer, la plaque portant le nom que nous avions donné à notre maison – « Kashana-e-Fatima » (la maison de Fatima) – se fracasse au sol, suivie de peu par le bâtiment tout entier, avec ses deux étages. Rien ne subsiste de la maison de Fatima, hormis ses occupants qui y ont vécu pendant plus de vingt ans.
Depuis ce jour terrible, nous n’avons eu de cesse de nous demander si nous pouvions réellement considérer que ces maisons, dans lesquelles nous avons toujours vécu, étaient bel et bien nos foyers. Depuis longtemps déjà, probablement dès la naissance de la République indienne, les musulmans ont été amenés à se demander s’ils ne pourraient jamais considérer l’Inde comme leur patrie. […]
En août 2022, la Haute Cour de justice du Gujarat a prononcé la libération anticipée de 11 hommes, reconnus coupables de meurtres et de viols commis en 2002. Ces exactions ont eu lieu pendant des pogroms anti-musulmans que le gouvernement de Narendra Modi avait laissé s’accomplir en toute impunité – causant près de 2 000 morts. Comment Bilkis Bano, une des survivantes de ces pogroms, qui a perdu 7 membres de sa famille, dont sa fille de 3 ans, pourrait-elle continuer à vivre en sachant que les hommes qui l’ont violée et ont tué ses proches sont libres2 ? […]
En 2020, j’ai visité les quartiers du nord-est de Delhi juste après qu’un pogrom similaire ait été commis3. Le feu venait de tout réduire en cendres et les taches de sang n’avaient pas encore commencé à s’estomper. J’ai vu des traces de larmes sécher sur les visages silencieux des survivants. En remontant depuis ces traces jusqu’aux yeux des survivants, je pourrai sûrement raconter là aussi des histoires d’appartenances et de trahisons. […]
Il suffit d’un rien pour que les dieux de cet État hindou se sentent offensés par les musulmans… Nous devons baisser les yeux et ne pas faire de bruit, vivre dans la peur permanente, une épée de Damoclès au-dessus de nos têtes. On nous refuse tout simplement le droit de se sentir appartenir à ce pays, et même à nos propres foyers. Alors que j’écris ces mots, cinq mois après la destruction de notre maison, les habitants de Kashana-e-Fatima sont devenus des fantômes. Atteints au plus profond de nous-mêmes, même la lueur au fond de nos yeux ou le ton de nos voix en sont transformés. Mon père a vu notre maison s’effondrer, sur un écran de télévision depuis un lit d’hôpital en prison. Quant à ma mère, elle était en train de prier tandis que Sumaiya et moi nous nous tenions blotties autour d’un smartphone, choquées de regarder en direct la démolition de notre maison sur YouTube. Les musulmans de l’Inde subissent d’innombrables violences visant à les soumettre. Les murs tombés de Kashana-e-Fatima sont des murs démolis parmi tant d’autres – démolis, mais dont la trace subsiste pourtant. À qui appartient Kashana-e-Fatima, et est-ce que cela n’importera jamais à quiconque ?
The Funambulist, publication anglophone basée à Paris qui propose une vision décoloniale et internationaliste de l’architecture grâce à des contributions des quatre coins du globe, lance sa version française ! Résistance palestinienne, révoltes en prison, politique des banlieues, forêts en lutte, il y en a pour tous les goûts, du moment que ça parle de résistance collective face à l’architecture du pouvoir – et en plus les visuels sont renversants. Pour s’abonner, plus d’informations sur leur site : thefunambulist.net.
1 L’article entier est disponible en anglais sur le site du média The Funambulist :« We, Muslims of India, Unbelong to Our Own Homes », 15/12/2022.
2 Le 8 janvier 2024, la Cour suprême indienne, plus haute juridiction du pays, a annulé la libération de onze condamnés dans une affaire de viol collectif, ordonnant leur retour en détention. Les hommes avaient été accueillis en héros à leur libération, et une vidéo largement partagée en ligne montrait des proches et sympathisants les accueillant avec des friandises et des guirlandes [ndlr].
3 Le 23 février 2020, des affrontements au nord-est de Delhi font 53 mort·es et 250 blessé·es, majoritairement musulman·es – les pires violences communautaires que la capitale ait connues en 40 ans. Elles surviennent en plein mouvement social contre la loi de citoyenneté et alors que des discours politiques ultra-nationalistes encouragent à la violence [ndlr].
Cet article a été publié dans
CQFD n°229 (avril 2024)
Dans ce numéro 229, c’est le retour de notre formule trimestrielle de 32 pages ! Un dossier spécial détachable sur l’Inde « Mousson brune : fascisme et résistances en Inde » nous emmène voir le pays le plus peuplé du monde autrement, auprès d’une société indienne qui tente de s’opposer à Narendra Modi et son suprémacisme hindou. Hors-dossier, des destinations plus improbables encore : CQFD s’invite dans les forêts du Limousin, à Montpellier observer la sécurité sociale alimentaire, et même dans la tête d’un flic. On y cause aussi droit international avec l’état d’Israël en ligne de mire, on y croise une renarde comme dans le petit prince, et on écoute les albums de Ben PLG et le pépiement des oiseaux printaniers.
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Paru dans CQFD n°229 (avril 2024)
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Mis en ligne le 12.04.2024
Dans CQFD n°229 (avril 2024)