En Inde, dix ans de suprémacisme hindou

« Parler de fascisme, c’est être à la hauteur de la gravité de la situation »

Autrice d’un ouvrage sur la guérilla armée en Inde, l’anthropologue indo-britannique Alpa Shah vient de publier une enquête sur la répression du mouvement social indien. À la veille d’un 3e mandat présidentiel pour Modi, c’est l’occasion de discuter avec elle du basculement de la « plus grande démocratie du monde » vers le fascisme.
Elias

« La subversion n’est pas seulement essentielle à la démocratie ; elle est fondatrice de notre humanité. Dans un contexte où les élites indiennes et mondiales s’emploient de plus en plus à brouiller la distinction entre justice sociale et terrorisme, la solidarité internationale sera décisive. » Ainsi se terminait la préface d’Alpa Shah à la version française de son ouvrage Le Livre de la jungle insurgée – Plongée dans la guérilla naxalite en Inde, publié en 2022 aux Éditions de la dernière lettre. Deux ans plus tard, cet appel à la vigilance résonne d’autant plus fort que la répression politique du régime du suprémaciste hindou Narendra Modi met toujours plus de monde sous les verrous. Ce que l’autrice dénonce dans sa dernière publication sur l’affaire « Bhima-Koregaon » [voir encadré], prenant la défense des 16 figures du mouvement social indien qui croupissent en prison depuis des années, inculpées sur de fausses pièces à conviction1. À travers leurs histoires, elle raconte le naufrage de la démocratie, la compromission des médias et l’impossible justice. C’est avec tout cela en tête qu’Alpa Shah nous propose de caractériser le fascisme indien, sa masculinité islamophobe et ses relents génocidaires2. Entretien.

Mi-avril, l’Inde entière se rendra aux urnes pour des élections générales promises à Narendra Modi, déjà au pouvoir depuis 10 ans (2014‑2024). Que ressens-tu dans ce contexte ?

« Ce qui se passe aujourd’hui, c’est une vision excluante de l’idée de nation qui se cimente pour les décennies à venir »

« Je ressens une grande tristesse car, en tant que chercheuse, en tant qu’Indienne de la diaspora, je connais la diversité de ce pays. Et ce qui se passe aujourd’hui, c’est une vision excluante de l’idée de nation qui se cimente pour les décennies à venir. Elle exclut en particulier les 200 millions de musulmans indiens et déploie aussi une idée particulière du citoyen, du maintien de l’ordre, de la morale publique, que je trouve très destructrice. On ne peut pas attendre grand-chose de l’opposition parlementaire, extrêmement faible et divisée. D’autant que les institutions et les médias sont aujourd’hui contrôlés par le BJP*, le parti suprémaciste au pouvoir. Mon seul espoir, pour limiter les dégâts, c’est que Modi n’obtienne pas le type de majorité dont il a besoin pour changer la Constitution. »

À quel État comparerais-tu le régime indien actuel ?

« L’ethnonationalisme religieux à l’œuvre en Inde est une particularité qui lui est propre. Mais en termes d’autoritarisme, on pense à la Russie, à la Turquie, et, d’une certaine manière, aux États-Unis de Trump. Je pense qu’on peut aussi comparer à la Chine, même si certains États préfèrent le nier pour poursuivre leurs accords commerciaux. Alors que si nous examinons le bilan en matière de répression des militants des droits humains, la persécution des minorités, la capture des institutions de l’État et des médias, il y a beaucoup de parallèles. »

Il paraît que le parti de Modi est le plus riche du monde…

« En 2017, Modi a inventé les “obligations électorales” (electoral bonds), un système permettant à des donateurs de financer les partis politiques de manière anonyme et illimitée. Cela a permis au BJP de recevoir d’énormes sommes d’argent de la part du monde industriel – près de 90 % des dons – qui ne sont pas sans contreparties. Le milliardaire Gautam Adani a ainsi obtenu les faveurs de Modi et un accès privilégié aux ressources, aux terres, aux ports, aux aéroports. Et personne ne sait combien il a donné au BJP, sauf le parti au pouvoir qui peut surveiller les personnes qui donnent ou pas. Les sommes reçues sont stupéfiantes et certains disent en effet que le BJP est devenu l’un des partis les plus riches du monde. En février 2024, la Cour suprême indienne a annulé ce schéma de financement, le jugeant anticonstitutionnel. Mais c’est sans doute trop tard vu la position que le parti a réussi à sécuriser. En aucun cas il n’est question de geler les comptes de campagne. On s’attend à voir, comme à la dernière élection en 2019, des dépenses indécentes pour faire gagner Modi : son hologramme partout, et des photomatons à chaque coin de rues permettant à n’importe quel citoyen de prendre des selfies à ses côtés – un dispositif apparemment financé par le ministère de la Défense. »

Au-delà du BJP, Modi s’appuie également sur le Rashtriya Swayamsevak Sangh (RSS). Qu’est-ce que c’est ?

« Pour “association des volontaires nationaux”, dont les membres sont appelés les sanghis. C’est une organisation intrinsèquement liée au BJP qui a été créé en 1925 par des brahmanes, au plus haut de l’échelle des castes. L’objectif était de former une branche armée de l’hindouisme pour se défendre contre les colons et les musulmans. Golwalkar, à la tête du RSS durant 33 ans, et l’un de ses idéologues les plus influents, admirait Hitler et l’extermination des juifs. L’assassin de Gandhi était membre de l’organisation. Interdit sous les Britanniques puis à trois reprises dans l’Inde indépendante, le RSS a continué à s’étendre. Au-delà de ses milices qui sèment la terreur parmi ses opposants, il a développé son action dans toutes les sphères de la société grâce à son syndicat étudiant, son syndicat ouvrier, sa branche féminine, son organisation religieuse, son organisation caritative et d’autres encore. »

Le RSS est-il également présent parmi l’importante diaspora indienne de par le monde ?

« Le RSS a créé ses premières branches internationales dès 1947, en Afrique, au Kenya où je suis née. Il a établi ses propres écoles, les shakas. Il y en avait une dans le quartier où j’ai grandi à Nairobi. Je pouvais la voir depuis la fenêtre de chez ma tante. Je voulais y aller, je les voyais jouer dans la cour ! Je ne savais pas que cet endroit était réservé uniquement aux garçons. Je ne savais pas non plus, et je pense que la plupart des personnes qui y allaient ne le savaient pas, que ces écoles promouvaient également une vision excluante de l’Inde. J’entends dans la diaspora britannique que Modi est la meilleure chose qui ait pu arriver à l’Inde : il lui a permis d’être un acteur majeur sur la scène internationale, bientôt elle sera la troisième économie mondiale et on a même été sur la Lune, rendez-vous compte ! Tout est possible ! »

En dix ans de pouvoir suprémaciste, qu’est-ce qui t’a particulièrement marquée ?

« L’augmentation de la répression contre la dissidence, surtout après 2019, avec des lois antiterroristes systématiquement utilisées contre les défenseurs des droits humains. Les attaques sur les ONG, accusées d’exporter à l’international une vision trop négative de l’Inde. À partir de 2016, les autorités ont suspendu ou refusé de renouveler la licence FCRA [Foreign Contribution Regulation Act] – qui permet de recevoir des dons de l’étranger – de centaines de groupes de la société civile, ou les ont accusés de se soustraire à la loi et ont gelé leurs comptes en banque. C’est ce qui est arrivé à Amnesty International, obligée à licencier du personnel, suspendre ses campagnes et interrompre son travail en Inde. À cela s’ajoute aussi la mise sous silence des médias, avec une liberté de la presse considérablement réduite.

« Ce qui m’a le plus marquée, ce sont ces hommes qui peuvent désormais descendre dans la rue, se regrouper en milices et mener des lynchages publics, voire des émeutes, en toute impunité »

Ce qui m’a le plus marquée, ce sont ces hommes qui peuvent désormais descendre dans la rue, se regrouper en milices et mener des lynchages publics, voire des émeutes, en toute impunité. C’est très effrayant. J’ai vu des hommes fiers d’avoir lynché à mort des dalits* parce qu’ils étaient “coupables” d’avoir abattu une vache. Il a été démontré ensuite que les victimes n’avaient fait qu’exercer leur métier d’équarrisseurs ! La police ne poursuit pas les agresseurs ou les met en prison quelques jours, puis les relâche, pendant que certains des militants des droits humains les plus remarquables sont emprisonnés depuis plusieurs années. Et pendant ce temps-là, Modi se targue d’organiser les plus grandes élections du monde, mais ce rituel électoral ne peut plus cacher la montée du fascisme. »

Tu qualifierais donc l’État indien de fasciste ?

« Oui, je pense qu’il est temps d’utiliser ce mot. La manière dont le régime inculque aujourd’hui aux masses une vision excluante de l’Inde, dont il les prépare à s’armer et à se battre contre leurs concitoyens musulmans, la collaboration étroite entre l’État et le capital, la dissidence étouffée, la peur distillée au sein de la société civile, la propagande autour de la figure de Modi ; tout cela présente des similitudes avec des formes antérieures de fascisme ailleurs dans le monde. Parler de fascisme, c’est être à la hauteur de la gravité de la situation en Inde. C’est aussi tenter de rendre inconfortable le déni d’un Occident – et des grandes puissances comme la France – surtout soucieux de conclure des accords d’armement. »

Avant Modi, la démocratie indienne était‑elle en bonne santé ?

« À l’indépendance en 1947, l’Inde devient une république “laïque, démocratique et socialiste”, des idéaux institutionnalisés dans la Constitution. Le parti du Congrès, aux commandes du pays pendant des dizaines d’années, n’est pourtant pas un saint. De 1975 à 1977, nous vivons deux années d’état d’urgence sous la dirigeante du Congrès Indira Gandhi, une horrible période de suppression des droits démocratiques. Les journalistes sont mis en prison, des programmes de stérilisation forcée sont mis en place, des démolitions de bidonvilles entiers sont orchestrées au nom du nettoyage des métropoles. On compare souvent ce qui se passe actuellement avec cette période. Mais aujourd’hui, nous ne sommes pas officiellement en état d’urgence, et le régime s’absout progressivement de toute responsabilité face aux institutions.

« Le BJP est en train d’étendre ces mécanismes de répression et de soutien au grand capital à une échelle jamais vue »

Quand on connaît les forêts reculées où vivent lesadivasis*, on se dit qu’il n’y a pas de différence entre le régime de Modi et ce qui se passait sous le gouvernement du Congrès. C’est le Congrès qui a permis l’exploitation massive des ressources minières, et avec elle la destruction des moyens de subsistance des adivasis. Pour lutter contre les révoltes localisées dans ces zones, le Congrès a lancé des campagnes de contre-insurrection, des villages entiers ont été incendiés, les villageois tués ou mis en prison en vertu des lois antiterroristes. Mais aujourd’hui, le BJP est en train d’étendre ces mécanismes de répression et de soutien au grand capital à une échelle jamais vue. Ce qui est nouveau également, c’est la fabrique de l’homme macho, un personnage très patriarcal voulant “préserver et protéger” les femmes, sœurs et mères au foyer. Cette figure masculine hindoue doit protéger la nation, l’hindouisme et sa civilisation. Même les jeunes dalits et adivasis se plaisent à incarner cette nouvelle figure de l’homme indien. »

Pourquoi dis-tu, dans ton livre, que « les graines de la démocratie s’épanouissent en prison » ?

« Il y a quelques années, le régime indien a lancé une opération judiciaire spectaculaire contre des symboles de ce qui restait de mouvement social : 16 personnes venues d’univers militants très différents ont été mises en prison – et y sont toujours pour la plupart d’entre elles. D’où mon expression. Nous sommes beaucoup à nourrir en nous-mêmes des idéaux de démocratie, de justice sociale et de solidarité. De nombreuses personnes en Inde continuent de se battre publiquement malgré les coûts personnels et les intimidations qu’elles subissent. D’autres restent silencieux pour le moment, mais gardent vivantes leurs convictions et leurs conversations. »

Propos recueillis par Camille Auvray

Dates-clés

2002 : Près de 2 000 mort·es parmi la communauté musulmane lors d’un lynchage collectif au Gujarat, État dont Narendra Modi est alors ministre en chef (sa responsabilité sera nettement établie plus tard).

2014 : Début du premier quinquennat de Narendra Modi comme Premier ministre de l’Inde.

2018 : Attaques de suprémacistes hindous contre le rassemblement dalit dans la ville de Bhima Koregaon. La police arrête 16 militant·es des droits humains en les accusant d’être à l’origine des violences et d’avoir organisé un complot pour tuer le Premier ministre [voir encadré].

2023 : Narendra Modi est l’invité d’honneur d’Emmanuel Macron pour le défilé du 14 juillet à Paris. Il officialise l’achat à la France de 26 avions de combat Rafale Marine et de trois sous-marins.

2024 : Élections générales du 19 avril au 1er juin. Résultats attendus le 6 juin. Narendra Modi est grand favori pour ce qui serait son troisième mandat.

The Incarcerations

Le 31 décembre 2017, 250 organisations de la gauche extra-parlementaire indienne organisent un grand meeting pour relancer la résistance au pouvoir de Modi. C’est la veille des 200 ans de la bataille de Bhima Koregaon, qui vit des dalits engagés par les forces britanniques mettre en déroute une armée constituée d’Indiens de hautes castes. Le 1er janvier 2018, la célébration de cet anniversaire par des dalits est attaquée par des groupes de suprémacistes hindous, des affrontements éclatent et font un mort. Quelques mois plus tard, une première vague d’arrestations touche plusieurs militant·es chrevonné·es, journalistes, avocat·es, musicien·nes, accusé·es non seulement de soutenir les dalits, mais aussi la guérilla maoïste. En tout, 16 personnes se retrouvent derrière les barreaux, la majorité y est toujours aujourd’hui, sans aucune date de procès. Alpa Shah s’est emparée de cette histoire pour dresser une impressionnante fresque de l’Inde sous Modi. Avec son sens du portrait déjà à l’œuvre lorsqu’elle nous présentait les guérilleros du Livre de la jungle insurgée, ce sont cette fois les « incarcéré·es » dont elle dépeint les parcours de vie grâce à des centaines d’heures d’entretiens menés avec leurs proches. On découvre Stan Swamy, le prêtre jésuite indien qui finit sa vie aux côtés des adivasi, Sudha Bhardwaj, syndicaliste et avocate, Anand Teltumde, universitaire et porte-voix des dalits. D’autres combattaient les sociétés minières ou l’islamophobie d’État. L’occasion pour l’autrice de nous raconter l’Inde révoltée des années 1970 au tournant du 2e millénaire, à travers le récit de ces enthousiasmantes grèves ouvrières, mouvements de sans-terre ou rassemblements étudiants, invisibilisés par l’histoire officielle. Alpa Shah se fait aussi journaliste d’investigation et mène l’enquête sur ce qui se révèle être une véritable machination policière contre le mouvement social. L’État accuse les incarcéré·es d’avoir fomenté un attentat contre Narendra Modi lui-même. Le livre établit comment la police est allée jusqu’à insérer dans les ordinateurs de plusieurs prévenus, à l’aide d’un logiciel, de faux documents – dont une lettre qui évoquerait ce projet d’assassinat. The Incarcerations, c’est finalement l’histoire contemporaine de la lutte pour la justice et la dignité des trois principales minorités de l’Inde – les adivasis, les dalits et les musulman·es .

Par C.A.

1 The Incarcerations – BK-16 and the Search for Democracy in India, William Collins, mars 2024.

2 « En Inde, le fascisme du roi Modi », CQFD n°222 (juillet 2023).

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Cet article a été publié dans

CQFD n°229 (avril 2024)

Dans ce numéro 229, c’est le retour de notre formule trimestrielle de 32 pages ! Un dossier spécial détachable sur l’Inde « Mousson brune : fascisme et résistances en Inde » nous emmène voir le pays le plus peuplé du monde autrement, auprès d’une société indienne qui tente de s’opposer à Narendra Modi et son suprémacisme hindou. Hors-dossier, des destinations plus improbables encore : CQFD s’invite dans les forêts du Limousin, à Montpellier observer la sécurité sociale alimentaire, et même dans la tête d’un flic. On y cause aussi droit international avec l’état d’Israël en ligne de mire, on y croise une renarde comme dans le petit prince, et on écoute les albums de Ben PLG et le pépiement des oiseaux printaniers.

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