De Shoma Sen à Umar Khalid

En Inde, le fascisme du roi Modi

Cela fait cinq ans que la militante indienne Shoma Sen est emprisonnée sans avoir eu droit à un procès. Comme des milliers d’autres, elle fait les frais de la montée en puissance d’un gouvernement de plus en plus souvent qualifié de fasciste.
Illustration de Maïda Chavak

Ce matin du 6 juin 2023, mon cœur est lourd, de tristesse et d’impuissance. Le contexte de répression que nous traversons en France n’y est pas pour rien, mais c’est surtout celui de l’Inde qui me mine : cela fait aujourd’hui cinq années que mon amie indienne Shoma Sen est sous les verrous, sans date de procès en vue. Qui sait combien de temps elle pourra encore tenir…

Shoma a été arrêtée aux premières heures du 6 juin 2018, jour de ses 60 ans, « par un impressionnant cordon de policiers qui ont envahi le bâtiment, bloquant tout l’escalier », m’avait décrit son mari Tushar, les yeux encore humides d’émotion. Elle fait partie des seize inculpé·es de Bhima Koregaon, accusé·es d’avoir organisé un rassemblement pour déstabiliser le pouvoir1 mais aussi, excusez du peu, d’avoir planifié l’assassinat du Premier ministre indien, Narendra Modi. Elle est aussi soupçonnée d’être membre du parti maoïste, interdit et lié à la guérilla armée active dans les forêts du nord-est de l’Inde2.

Les lois antiterroristes particulièrement sévères du pays ne laissent presque aucune chance de libération sous caution

Les lois antiterroristes particulièrement sévères du pays ne laissent presque aucune chance de libération sous caution : seul·es trois parmi les seize l’ont obtenue. Pour les autres, parmi lesquels on compte des intellectuel·les, des avocat·es, des artistes, ou encore des activistes pour les droits humains, les juges enchaînent les refus de remise en liberté. À sa plaidoirie de juin, l’avocat de Shoma rappelait que les preuves n’étaient pas suffisantes pour maintenir la détention, soulignant que les documents qui l’incriminaient avaient été introduits par le logiciel espion Pegasus. Le juge est resté inflexible. Les autorités prétendent devoir auditionner 200 témoins avant le début du procès…

Au cours de mes séjours en Inde, j’ai dormi plusieurs fois au domicile de Shoma, à Nagpur, une ville du centre du pays, où elle était directrice du département d’anglais d’une petite université publique. J’en garde un souvenir doux et chaleureux, entre les plats de poisson bengali et les films sur le canapé à fumer des cigarettes. Shoma a vite rejoint ma constellation intime de ces femmes puissantes qui me guident : dès l’université, elle passait son temps dans les quartiers ouvriers, à faire de l’aide scolaire ou soutenir les grévistes des usines voisines. Plus tard, à Nagpur, alors que son mari s’absentait longuement, elle s’est montrée solidaire de nombreux combats – même seule avec sa fille à élever ! Mobilisations contre des atrocités commises contre les dalits, campagne contre les violences faites aux femmes, aide logistique aux habitant·es des forêts voisines, et j’en passe. Shoma n’était pas une cheffe, son soutien se situait ailleurs, dans l’écriture d’un texte, dans l’accueil d’une jeune femme qui fuyait sa belle-famille violente. Est-ce cela qui fait peur au pouvoir ?

« Ils ont si peu de preuves qu’ils retardent au maximum le procès »

C’est grâce à sa fille Koël que je reçois des nouvelles – seuls les membres de la famille ont droit de visiter la détenue. Broyée par la machine judiciaire, Koël est sous antidépresseurs. Après le dernier parloir, elle m’écrit, comme pour me (se ?) rassurer : « Maman était souriante, comme d’habitude. » Pourtant, je sais aussi que son glaucome et son arthrite empirent, l’empêchant de lire et de marcher correctement. Quand je demande à Koël si sa mère ne se sent pas trop seule depuis que l’avocate arrêtée dans la même affaire, et emprisonnée à ses côtés, a été libérée il y a un an et demi, elle me répond sobrement : « Elle dort avec 40 autres femmes qui ont toutes plein d’histoires intéressantes. »

Bien que j’aie du mal à me représenter cette pièce remplie de détenues, c’est plus facile depuis ma rencontre cet hiver, à New Delhi, avec Natasha et Devangana, étudiantes féministes incarcérées de mai 2020 à juin 2021. « Nous partagions notre quotidien et nos nuits avec des mères et leurs enfants, c’était un joyeux bazar ! » rigolaient-elles. L’une et l’autre ont été arrêtées suite aux immenses manifestations de début 2020 contre la loi CAA3 et au pogrom antimusulman de février de la même année, qui fera plus de 50 morts, dont 42 musulmans. Aujourd’hui, leur contrôle judiciaire les empêche de circuler comme elles le souhaitent, mais Natasha et Devangana sont aujourd’hui libres en attente du procès. Ce n’est pas le cas de tous·tes leurs camarades de cortège. L’étudiante musulmane Gulfisha Fatima croupit en prison depuis trois ans, tout comme le militant Umar Khalid. « Ils ont si peu de preuves qu’ils retardent au maximum le procès », m’expliquait l’artiste et écrivain Shuddhabrata Sengupta qui suit de près le dossier. Lors de ces journées de février 2020, Umar Khalid avait appelé plusieurs fois à la « paix » mais, selon le régime, il fallait entendre « violence »…

Lorsque le pouvoir en est à inventer des preuves pour maintenir les dissident·es sous les verrous, vers qui se tourner ? La Cour suprême ? Un espoir qui tient à peu de choses tant cette instance indépendante, qui a pourtant bâti sa réputation à coup de jugements progressistes, a multiplié les verdicts terriblement complaisants avec le pouvoir ces dernières années.

Par Camille Auvray

Une période pré-génocidaire

Dans un texte éclairant, la philosophe Catherine Clément raconte comment elle a vu « naître le fascisme » en Inde, bien avant l’arrivée de Modi au pouvoir4. Un terme utilisé avec prudence il y a encore quelques années pour décrire le régime de l’ultranationaliste Modi, mais qui correspond désormais à la réalité politique du pays. Durant son premier mandat, de 2014 à 2019, il y a notamment eu les lynchages impunis de musulmans accusés de manger des vaches sacrées, les directeurs d’université remplacés par des proches du pouvoir, la falsification des livres scolaires dont le gouvernement a fait enlever d’importantes parties de l’histoire musulmane du pays. Car l’un des objectifs du parti au pouvoir, le BJP5, est de faire de l’Inde un État hindou et d’en chasser les autres minorités religieuses qui composent le pays. En cette fin de deuxième mandat et alors que le BJP en brigue un 3e pour les élections générales de mai 2024, le régime accélère sa fascisation : captation par l’exécutif d’une institution comme la commission électorale, poursuite des médias qui ont osé produire des critiques et mise au pas des autres médias grâce à la connivence avec le monde des affaires. Dernier épisode en date : la censure du documentaire de la BBC qui expose la responsabilité de Modi dans le pogrom antimusulman de 2002 et les perquisitions qui ont suivi aux sièges de la BBC en Inde. En mars, le principal leader d’opposition, Rahul Gandhi, a été condamné à deux ans de prison dans une tentative de l’empêcher d’exercer ses fonctions politiques. Le culte de la personnalité a pris des formes impressionnantes dans le cadre des réunions du G20, la photo du Premier ministre flanquée d’un « G20 » se retrouvant actuellement à tous les coins de rue des grandes villes indiennes. Enfin, certains analystes comme la chercheuse Shivangi Mariam parlent d’une période « pré-génocidaire », alors que chaque mois des violences contre des musulman·es sont répertoriées, et qu’en avril, à Bihar Sharif, dans l’est de l’Inde, une bibliothèque musulmane de 4 500 livres a été incendiée par un millier de personnes armées, sans que la police intervienne…

Modi à Paris ? C’est non.

Le Premier ministre indien a été choisi par Emmanuel Macron comme invité d’honneur du défilé militaire du 14 juillet. Jeudi 13 juillet, à 17 h au Trocadéro, sur le parvis des Droits de l’Homme à Paris, rassemblons-nous pour faire exister autre chose que des désirs de contrats d’aviation ou de sous-marins, et disons haut et fort ce qui sera tu de ce dirigeant suprémaciste, ennemi des minorités et des droits humains.


1 Ce rassemblement a eu lieu le 31 décembre 2017, en préparation du 1er janvier 2018, qui célébrait le 200e anniversaire de la bataille de Bhima Koregaon, où des dalits (castes inférieures) enrôlés dans l’armée britannique ont vaincu les forces de l’Empire marathe, composées de castes supérieures.

2 À ce propos, lire Le livre de la jungle insurgée, éditions de la Dernière lettre, 2022.

3 Loi sur la citoyenneté (Citizenship Amendment Act) qui discrimine les personnes musulmanes dans l’accès à la citoyenneté sur le sol indien.

4 « Voir naître le fascisme en Inde », Le Grand continent (04/06/2023).

5 . Le Parti du peuple indien (BJP) est le principal parti de la coalition de droite au pouvoir depuis l’élection de Narendra Modi en 2014. Il est porteur d’un programme ethnonationaliste islamophobe et xénophobe.

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Cet article a été publié dans

CQFD n°222 (juillet-août-septembre 2023)

Le dossier du mois n’est pas vraiment un dossier, plutôt une respiration estivale dans la grisaille sociale, à base de jeux de bon aloi, type « carte anti-touristique de Marseille » ou grand test « quel type de gentrificateur êtes-vous ». Du costaud pour frimer sur la plage. Pour le reste, on y cause étincelles & émeutes, Soulèvements de la terre en Maurienne, répression pseudo-anti-terroriste, mysticisme techno-sécuritaire ou chevauchées de Makhno. Du rire et des larmes de rage, quoi, au dosage millimétré.

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