Libros armados

Mémoires internationalistes

Difficile de dresser une bibliographie exhaustive sur la révolution espagnole. Que lire ? Quelques ouvrages, qui véhiculent les espoirs et les désillusions des internationalistes engagés au côté du prolétariat espagnol.
D.R.

La guerre civile, la révolution et contre-révolution en Espagne font l’objet d’une bibliographie abondante, tant les témoins directs ont eu à cœur de rendre compte de cet épisode décisif de l’histoire du XXe siècle.

Un lecteur béotien, un peu perdu devant la profusion de titres, pourra se mettre en jambe avec le classique de George Orwell, Hommage à la Catalogne (1938, rééd. folio). L’écrivain britannique livre une chronique de son engagement au sein des brigades du Poum (Partido obrero de unificacion marxista), petit parti marxiste hétérodoxe, qui subit une brutale répression au printemps 1937, moment où il est déclaré illégal par le gouvernement Negrin sous la pression des staliniens. Il est toujours éclairant de se mettre dans les pas du futur auteur de 1984 et de La Ferme des animaux, qui arrive fin 1936 à Barcelone, dans une ville encore en pleine ébullition révolutionnaire, et repart en Angleterre, en juin 1937, blessé, tandis que la guerre dévore la révolution. Sans rien cacher de ses doutes, Orwell raconte l’expérience concrète du front, de la camaraderie, de la tentative de créer d’une société sans classes, des pénuries et du manque d’armement, mais aussi et surtout de la prise du contrôle politique par la Guépéou, qui pourchasse les révolutionnaires. Ce témoignage influencera très nettement le film de Ken Loach, Land of freedom, sorti en 1994. Vu du côté anarchiste, le récit de Hanns-Erich Kaminski, Ceux de Barcelone (1937, réédition Allia, 1986), retranscrit de façon saisissante l’atmosphère de ce « bref été de l’anarchie » de 1936 : « La vie est ici mille fois plus intense et cette suite rapide d’événements produit l’effet de piqûres de caféine. Comment pourrai-je vivre désormais dans des pays tranquilles, dans des temps tranquilles  ? »

Parmi les publications plus récentes, il faut citer le travail remarquable des éditions Milena et Libertalia, en 2015, avec la réédition de Ma Guerre d’Espagne à moi – Une femme à la tête d’une colonne au combat, de Mika Etchebéhère, accompagné d’un DVD-documentaire de Fito Pochat et Javier Olivera, sur le parcours de cette femme extraordinaire. Née en Argentine dans un milieu yiddish révolutionnaire, Mika part en Europe avec son compagnon Hippolyte Etchebéhère, marxiste antistalinien d’origine basque. Ils assistent en Allemagne à la « Défaite du prolétariat allemand » – titre d’un livre publié aux éditions Spartacus – et à la prise du pouvoir par les nazis. Engagés en 1936 au sein d’une brigade d’internationalistes du POUM, Hippolyte meurt au début de la guerre et, malgré cette meurtrissure, Mika devient naturellement la capitaine de la colonne, une « femme d’acier » estimée de tous ses camarades. Concernant l’organisation des femmes espagnoles dans le mouvement anarchiste, on pourra se reporter au livre collectif Mujeres libres. Des femmes libertaires en lutte (éditions libertaires, 2000), bien qu’il soit actuellement épuisé ; ainsi qu’au film espagnol (inédit en France) Libertarias, réalisé par Vicente Aranda en 1996.

Les souvenirs de Sygmunt Stein, parus en yiddish en 1938 et publiés en 2012 au Seuil, sous le titre Ma guerre d’Espagne. Brigades Internationales  : la fin d’un mythe, évoquent la désillusion d’un communiste juif polonais engagé dans les Brigades. Sa chronique fustige de façon très appuyée le comportement des dirigeants staliniens, incarnés notamment par le Français André Marty : corrompus, pervers, sanguinaires, voire racistes – n’hésitant pas à sacrifier à la mitraille franquiste en priorité les brigadistes juifs (la compagnie Botwin est quasi intégralement décimée) ou Noirs américains de la Brigade Lincoln. Stein met aussi à mal l’imposture de l’aide militaire russe à la République espagnole : « Rome et Berlin fournissaient des avions et des chars, tandis que Moscou continuait à envoyer des commissaires de police, des surveillants de prison et des pelotons d’exécution. » Même la sacro-sainte icône Dolores Ibárruri Gómez, la Pasionaria, y est décrite comme une marionnette inculte et bigote aux mains de Moscou. Un livre rageur et désabusé, qui fait écrire à son préfacier, l’historien trotskyste Jean-Jacques Marie : « Sa déception est à la mesure de son enthousiasme initial, mais il ne sombre pas dans l’aigreur… Il exagère peut-être, mais ne fabule pas. »

À la pointe des enquêteurs passionnés et autodidactes de la mémoire de la guerre d’Espagne, le collectif des Giménologues s’échine depuis une dizaine d’années à reconstituer minutieusement le parcours d’Antoine Gimenez (1910-1982), né Bruno Salvadori, engagé italien au sein de la colonne Durruti. Aux souvenirs propres de Gimenez, Les Fils de la nuit, rédigés sans documentation entre 1974 et 1976, les Giménologues ont adjoint un impressionnant appareil critique, À la recherche des fils de la nuit, résultant de leurs recherches. Ce méticuleux jeu de recomposition quasi archéologique vient d’être réédité, aux éditions Libertalia, dans un beau coffret cartonné comprenant deux volumes et agrémenté d’un CD avec dix heures de feuilleton radiophonique tiré de cette quête. Les mêmes Giménologues viennent de publier ¡ A Zaragoza o al charco  ! Aragon 1936-1938 (L’Insomniaque éditeur), récits de protagonistes libertaires qui luttèrent pour la reprise de Saragosse, ville tombée entre les mains des franquistes dès le 19 juillet 1936.

Dans un registre plus strictement historique, les éditions Agone ont réédité, en 2014, La Guerre d’Espagne – Révolution et contre-révolution (1934-39), livre monumental de l’historien anglais Burnett Bolloten et qu’on peut considérer comme l’ouvrage le plus abouti et complet sur la question. Il se lira en complément d’un autre opus de référence sur les origines sociales et politiques de la guerre civile, écrit par Gerald Brenan, Le Labyrinthe espagnol (éditions Ivréa). Bolloten, qui couvrait le conflit espagnol comme journaliste, est d’abord « très influencé par la propagande du PC », avant de prendre conscience que, face au courant révolutionnaire porté par les ouvriers et paysans, c’est le parti communiste qui va incarner à lui seul « tous les espoirs immédiats de la petite et moyenne bourgeoisie », c’est-à-dire la contre-révolution. Bolloten n’oublie pas l’importance de l’expérience collectiviste, à laquelle assiste aussi le journaliste Gaston Leval, présent en Espagne dès 1934, aux côtés de la CNT. Leval livre, dans Espagne libertaire 36-39 (rééd. Tops, 2013), un témoignage factuel et enthousiaste du processus révolutionnaire : « Très vite, plus de 60% des terres ont été cultivées sans patrons, ni propriétaires, sans “terratenientes”, sans administrateurs tout-puissants, sans que l’intérêt privé et la concurrence soient nécessaires pour stimuler les efforts et les initiatives. » Sur les oppositions entre les organisations politiques, y compris anarchistes, et le mouvement social, on peut lire avec grand intérêt Carlos Semprún Maura, Révolution et contre-révolution en Catalogne  : socialistes, communistes, anarchistes et syndicalistes contre les collectivisations (1974, rééd. les Nuits rouges, 2002).

Signalons enfin la sortie aux éditions CNT-R-P du petit livre La Collectivisation en Espagne – 1936  : une révolution autogestionnaire du collectif Rehdic, ainsi que la réédition de La Tragédie de l’Espagne, initialement paru en 1937, de l’historien et théoricien anarchiste Rudolf Rocker, plaidoyer à chaud pour la révolution, mais qui se garde encore de faire la critique de la direction de la CNT-FAI dans sa stratégie « gouvernementaliste ».

Avec de telles barricadas de livres, ¡ No pasarán  !

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