Ghérasim Luca : le langage hors la loi

« il est né de la né

de la néga ga de la néga

de la négation passion gra cra

crachez cra crachez sur vos nations cra1 »

l est né de la négation de l’appartenance. De la négation de la rime entre « pays » et « langue », de la négation de cette équation univoque, érigée par les nationalismes en loi fondamentale. Né en 1913 dans un quartier juif de Bucarest où se monnaye un monde en quatre langues, yiddish, roumain, allemand et français, lui, Salman Locker, récuse toute hiérarchie entre idiomes et s’invente à l’adolescence « un nom et un égarement » : Ghérasim Luca.

Dans les années trente, tandis que l’idéologie fascisante des Gardes de fer2 gagne du terrain, Luca participe à l’élaboration du groupe surréaliste roumain, notamment mené par Tristan Tzara. Incarcéré par la royauté après la publication de textes jugés provocateurs, Luca sympathise en prison avec un ouvrier typographe qui le convainc de participer à La Parole Libre, un journal militant dirigé par des socialistes et des communistes clandestins. Envoyé comme correspondant à Paris en 1938, où il fréquente les surréalistes français, l’« étranjuif » revient en Roumanie en 1940 suite à la déclaration de la Seconde Guerre mondiale. Sous l’angoisse permanente de la déportation, sa judéité en fait un citoyen de seconde classe, soumis aux travaux obligatoires et aux persécutions.

Dès lors, Ghérasim Luca défait progressivement ses ancrages pour être, comme il dit en ses termes, « hors la loi », quelle qu’elle soit. Avant la fin de la guerre, il élabore avec le poète roumain Dolfi Trost un Manifeste non œdipien, texte qui inspirera quelque trente ans plus tard la rédaction de L’Anti-Œdipe, des philosophes Félix Guattari et Gilles Deleuze. Dans cet écrit, Luca souhaite en finir avec toute idée de transcendance, tout fatalisme biologique, tout ordre considéré naturel et héréditaire. Le manifeste signe alors le début de son « exil linguistique » : Luca adopte une langue non maternelle pour illustrer son désir d’émancipation, et choisit le français en 1948, une langue qu’aucun réflexe ou atavisme langagier n’entrave chez lui. Il cherchera en elle une pure liberté, une nouvelle peau qui saura porter le surgissement brut de ses recherches, de leur portée révolutionnaire.

Après guerre, l’accession au pouvoir du parti communiste instaure un nouvel ordre tout aussi conformiste que la monarchie antérieure. Celui qui prône l’« érotisation généralisée du prolétariat » apparaît bien vite comme un « déviant ». Après avoir obtenu un visa pour Israël, seul moyen de franchir à nouveau les frontières, le poète s’installe à Paris en 1952 et se déclare apatride. Homme de nulle part, il crée son propre territoire langagier. « Aux confins d’un moi de plus en plus élastique3  », la nation d’un seul homme prend forme en poèmes et récitals. Le terme « poésie » l’insatisfait. Il préfère « ontophonie », partant du principe que c’est le son qui révèle le mot. Dans un texte écrit en 1968, Luca explique ainsi : « Il pourrait y avoir dans l’idée même de création – créaction – quelque chose, quelque chose qui échappe à la description passive telle qu’elle découle nécessairement d’un langage conceptuel. Dans ce langage, qui sert à désigner des objets, le mot n’a qu’un sens, ou deux, et il garde la sonorité prisonnière. Qu’on brise la forme où il s’est englué et de nouvelles relations apparaissent : la sonorité s’exalte, des secrets enfouis surgissent… »

Par Bruno Bartkowiak.

Le poète fouille ses mots comme un kabbaliste jongle avec les lettres. Il fouille une étendue, un nuancier sans délimitation ferme, sans frontières, où chaque juxtaposition est une invitation du son, où le bégaiement est un outil artistique, un révélateur de sens. Dans Héros-Limite, les mots mutent et la mort devient vie, phonème après phonème  : «  La mort, la mort folle, la morphologie de la méta, de la métamort, de la métamorphose ou la vie, la vie vit, la vie-vice, la vivisection de la vie étonne, étonne et et et est un nom, un nombre de chaises, un nombre de 16 aubes et jets, de 16 objets contre, contre la, contre la mort, contre, contrôlez-là, oui c’est mon avis, contre la, tout contre la vie sept, c’est à, c’est-à-dire pour, pour une vie dans vidant, vidant, dans le vidant vide et vidé, la vie dans, dans, pour une vie dans la vie. »

Ghérasim Luca, qualifié par Deleuze de « poète parmi les plus grands4 », est indissociable de ses récitals. Dans le célèbre Comment s’en sortir sans sortir, filmé en 1989, il offre son corps tendu vers l’expression et sa voix chaude, claire, douce, à la prononciation roulante ; silhouette noire sur fond blanc, il abolit le lieu, il est juste ici, corps et voix. Prêt à rejoindre l’étendue de ses mots, prêt à sauter dans l’eau de ses mots, prêt à sauter dans l’eau de la Seine un 9 février 1994. Ébranlé, cinq ans auparavant, par l’expulsion de son atelier jugé insalubre et relogé sous condition de naturalisation, l’apatride « hors la loi » accepte finalement d’être « français ». Pour échapper encore une fois et définitivement à la terre, à l’arrimage forcé d’un corps, Ghérasim Luca accomplit alors son « destin-suicide5  ». Il laisse en guise d’explication cette phrase derrière lui : « Il n’y a plus de place pour les poètes dans ce monde. »


1 Extrait du poème « Passionnément ».

2 Parti politique nationaliste et antisémite, créé en 1927 en Roumanie.

3 Extrait du poème « Le Verbe ».

4 Gilles Deleuze, Dialogues avec Claire Parnet, Flammarion, 1977.

5 « Expression », préface d’André Velter à Ghérasim Luca, Héros-Limite, Poésie/Gallimard.

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Paru dans CQFD n°145 (juillet-août 2016)
Dans la rubrique Le dossier

Par Rosalie Lion
Illustré par Bruno Bartkowiak

Mis en ligne le 22.07.2018