Socialisme d’affaires

Marseille de Defferre : La clientèle contre la commune

La commune est l’espace premier d’une possible émancipation sociale. La classe politique, de gauche comme de droite, y a toujours cherché un indispensable ancrage local, se muant alors en caste de notables. Bien que singulier, l’exemple marseillais est parlant. Petite histoire d’un socialisme municipal aux multiples clientèles.

« La question municipale est plus de la moitié de la question sociale », assurait le « possibiliste » Paul Brousse1 à l’orée du XX e siècle. Avec Siméon Flaissières, docteur des pauvres devenu maire, on parlait de « collectivisme municipal ». Sous ses premiers mandats (1892-1902), Marseille améliore les services d’hygiène, de transport, et construit des écoles. Sa base sociale réside dans les Comités d’intérêt de quartier (CIQ) et l’association des Amis de l’instruction laïque. Mais, de retour aux affaires entre 1919 et 1931, le vieux Flaissières tisse des alliances douteuses, allant jusqu’à nommer premier adjoint Simon Sabiani, futur collabo, copain comme cochon avec les truands Carbone et Spirito, et sous l’influence duquel clientélisme, corruption et fraude électorale s’implantent durablement.

Après la Deuxième Guerre mondiale, l’avocat Gaston Defferre, protestant cévenol comme Flaissières, affilié à la Section française de l’internationale ouvrière (SFIO), va plus se préoccuper de maintien de l’ordre que de justice sociale. Il s’agit de barrer la route aux communistes, sortis renforcés de la résistance – la libération de Marseille est accompagnée d’une grève insurrectionnelle sur le port, de réquisitions d’usines appartenant à des collabos, puis d’« équipes de choc » formées par des volontaires pour reconstruire les quartiers touchés par les bombardements alliés. Dans la guerre froide, Defferre choisit son camp : il est viscéralement anti-communiste. Si la SFIO s’était pensée comme force de changement, elle aurait renvoyé dos à dos staliniens et pro-américains, mais elle fut bien plus soumise à l’attraction du plan Marshall que les gaullistes. En 1946, Defferre affronte le maire communiste Jean Cristofol. Il s’appuie pour cela sur Le Provençal, quotidien que lui ont offert à la pointe du pistolet les truands résistants Venturi et Guérini. Il compte sur le soutien d’André Cordesse, industriel et futur président de la chambre de commerce, et de Francis Leenhardt, qui sera à l’initiative de la loi d’août 1947 ordonnant la restitution à leurs propriétaires des usines réquisitionnées. En mai 1953, Defferre conquiert la mairie pour ne plus la quitter jusqu’à sa mort, en mai 1986 – pour cela, il pactise systématiquement avec la droite, sauf lorsque le programme commun de la gauche l’oblige, en 1978, à tendre la main au PCF.

Par Etienne Savoye.

Pendant plus de trente ans, les quartiers qui votent mal sont laissés à l’abandon. Les autres sont aux mains de véritables dynasties de caciques socialistes, comme les Masse ou les Andrieux. Les CIQ deviennent des courroies de transmission de la politique municipale. Après Le Provençal, Defferre devient propriétaire du Méridional, quotidien de la droite dure qui jouera un rôle actif dans la montée du Front national. Dans le monde du travail, le pouvoir defferriste s’appuie sur FO, issu d’une scission de la CGT financée par la CIAAlfred McCoy, Marseille sur héroïne – Les beaux jours de la French connection (1945-1975), L’Esprit frappeur. dans le but d’affaiblir l’influence des « rouges » sur les ports méditerranéens. Les hommes de main des frères Guérini et de Nick Venturi font le coup de poing contre les grévistes. En retour, les truands corses auront les coudées franches pour inonder le marché américain d’héroïne turque raffinée dans les laboratoires marseillais. Venturi investit ensuite les profits de la French connection dans le BTP, emportant nombre de marchés publics grâce à son amitié avec Defferre.

C’est aussi grâce au defferrisme que port et industrie passent sous la coupe des technocrates de la Délégation interministérielle à l’aménagement du territoire et à l’attractivité régionale (Datar), qui les exilent à Fos-sur-Mer et autour de l’étang de Berre, vidant la ville de sa substance ouvrière et maritime. Defferre parie alors sur l’économie mixte, en accointance avec une bourgeoisie marseillaise qui, dépossédée du port, se recycle dans la spéculation foncière. Contre le bazar de Belsunce, on construit le fortin commercial du Centre-Bourse, écrasant au passage les vestiges de la ville grecque. On éradique les halles Delacroix, la Criée aux poissons, le marché de gros du cours Julien et de La Plaine… « En fait, il n’a rien d’un militant et peu d’un socialiste. La foule l’agace et il le montre », dira de Defferre le journaliste Pierre Viansson-Ponté.

Sous Defferre, l’urbanisme est toujours confié à la droite. Jean-Claude Gaudin y fait ses armes et reconnaît volontiers avoir beaucoup appris de son adversaire et néanmoins patron. Une fois à la mairie, il perpétuera la Sainte-Alliance avec FO, les CIQ et les bétonneurs, et il a lui aussi pratiqué l’œcuménisme droite-gauche avec les frères Guérini (pas Mémé et Antoine, mais Jean-Nono et Alexandre) jusqu’à leur chute. Eux se chargeaient du clientélisme des pauvres en finançant une myriade d’associations de quartier ou en distribuant boulots et logements, pendant que Gaudin pratique le clientélisme des riches, imposant ses architectes pour chaque appel d’offres sur le florissant marché de l’immobilier. Après Defferre, la droite est vite revenue aux affaires. En était-elle jamais partie ?


1 Adversaire de Jules Guesde (1845-1922) qui, en bon jacobin marxiste, privilégiait la prise du pouvoir central, Paul Brousse (1844-1912) fut un des premiers expérimentateurs du socialisme municipal.

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