Je vous écris de l’Ehpad / Épisode 12
« Les pigeons, ils valent mieux que vous ! »
Quand je prends mon poste à 13 h 30, ce jour-là, je trouve Mme Simonetti entourée de six aide-soignantes (AS) vautrées dans des fauteuils. « Ah ! Denis, vous voilà ! Elles m’obligent à chanter alors que j’ai mal à la gorge ! »
« Yvette ! Yvette ! » scandent les AS, et je me joins à elles : « Yvette ! Yvette ! » Celle-ci fait semblant d’être contrariée, mais elle est ravie et ne tarde pas à entonner d’une voix enrouée « Ô Cooorse, île d’amour » de son cher Tino Rossi. Nous l’ovationnons, elle remercie modestement et m’envoie lui chercher deux pastilles à l’eucalyptus dans son tiroir.
Chez M. Puech, ça fait un bruit de vieille chaudière : il ronfle, allongé sur le dos, la bedaine à l’air. Je ne le réveille pas et attaque la salle de bains. C’est pire que d’habitude : il y en a sur la lunette, au sol, dans le lavabo, sur l’interrupteur… Dans la cuvette macère une couche usagée et quelques gants de toilette jetables. Je soupire et vais chercher un grand sac poubelle, le balai-brosse et la paille de fer. Il ouvre un œil quand je reviens.
— Salut Gérard ! Je viens faire un p’tit coup de ménage !
— Ah, si tu veux !
Il se met à tousser puis, pris d’un doute, il me lance : « C’est sale ? »
Je le rassure et, comme l’humeur du jour est à la chanson, je lui en chante une de Maxime Le Forestier pour que ça réveille en lui des souvenirs de son trip à San Francisco dans les années 1970. Mais il est trop fatigué pour chanter avec moi et se rendort sans tarder.
Mme Delmas non plus n’est pas en forme : elle a des vertiges quand elle se lève et elle est constipée. « C’est dur comme ça, m’explique-t-elle, ça peut pas sortir ! » et elle me montre son poing fermé pour que ce soit plus parlant. Puis elle me demande d’enfiler une taie d’oreiller sur son ventilateur pour qu’il ne prenne pas la poussière, de lui mettre un sparadrap sur le poignet pour que sa gourmette reste bien en place et de rentrer une plante restée sur le balcon. « S’il te plaît », « merci », connaît pas ! Puis elle se recouche et ferme les yeux. J’en profite pour prendre dans l’évier le gobelet en carton rempli d’eau dans lequel trempe un petit pain, et le foutre à la poubelle. « Qu’est-ce que tu as fait ? », me demande-t-elle aussitôt. Pour quelqu’un qui a des vertiges, elle s’est drôlement vite redressée. Pas le temps de me justifier, elle me traite de saleté !
— Mme Delmas, c’est vraiment pas...
— Tais-toi, tu ne m’intéresses pas ! me coupe-t-elle.
— Je vous en redonnerai, du pain.
— C’est pas pour moi, c’est pour les pigeons ! Ils valent mieux que vous !
Ce n’est pas une surprise, nous le savons bien : pour sauver un pigeon, Mme Delmas sacrifierait l’ensemble du personnel. Inutile de répliquer, je fais ce que j’ai à faire en silence.
Depuis un moment, j’entends appeler : « Viens ! Viens, ne me fais pas attendre ! Allez, viens ! » C’est Suzanne. Elle erre dans le couloir les yeux pleins d’angoisse, complètement égarée. Je la fais asseoir dans un fauteuil et tente de la calmer en lui parlant. Rien n’y fait, elle veut partir, mais elle a peur de l’ascenseur. Très bien, allons prendre l’air, ça me fera du bien aussi. Mais le soleil et la verdure ne l’apaisent pas, au contraire, l’angoisse est montée d’un cran. « Pourquoi tu me fais ça ? Qu’est-ce que je t’ai fait ? » D’habitude, quand je commence à chanter « Non, je ne regrette rien », elle oublie le reste et se met à chanter elle aussi, toute surprise que les mots lui reviennent. Mais là, rien de rien. « Je devrais te flanquer une gifle ! » me lance-t-elle.
Décidément ! Mais si ça peut l’apaiser, pourquoi pas.
— Allez-y si vous voulez, Suzanne !
— Quoi ?
— La gifle ! Vous vouliez me flanquer une gifle.
— J’y vois pas assez !
Puis elle me dit qu’elle est méchante et qu’elle n’est qu’une vieille cinglée. Finalement Suzanne se calme et nous chantons ensemble sa chanson préférée de Piaf, très lentement, en étirant au maximum le « Nooooon », pour qu’elle sente, quelques secondes durant, qu’elle n’est pas seule au monde et qu’elle n’a pas complètement perdu la boule. Nous braillons de concert « Je me fous du passé ! » Elle se met à rire, « Oh oh oh, tu te rends compte ? », puis elle m’avoue qu’elle a été amoureuse de moi quand nous étions jeunes.
Hélas, il est temps de rentrer : d’autres piaules et d’autres égaré·es m’attendent.
⁂
Je vous écris de l’Ehpad est une chronique qui revient tous les mois dans CQFD depuis novembre 2020. Nous les mettons progressivement en ligne. Ci-dessous les précédents épisodes :
1 : « Alors, tu vas torcher les vieux ? »
2 : « Tu commences à avoir la même mentalité que les filles »
3 : « Bonjour Claudie, vous aimez le rap ? »
4 : « Oh la barbe ! »
5 : « On dansait à en mourir »
6 : « Je t’aime comme un frère ! »
7 : « Ça va Denis, tranquille ? »
8 : « Elle a pas fini de vous emmerder, celle-là ! »
9 : « Une vie sociale un peu terne »
10 : « Ça va encore faire des trucs à histoire… »
11 : « On va nous prendre pour des Gitans ! »
Cet article a été publié dans
CQFD n°203 (novembre 2021)
Dans ce numéro, un dossier "cette mort qu’on nous vole". Mais aussi : une enquête sur la traque des migrants à Calais, un entretien sur la militarisation de la police, les confessions d’un rebelle irlandais, l’évasion d’un prisonnier palestinien...
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Paru dans CQFD n°203 (novembre 2021)
Dans la rubrique Je vous écris de l’Ehpad
Par
Illustré par Gautier Ducatez
Mis en ligne le 11.03.2022
Dans CQFD n°203 (novembre 2021)
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