Le manger
Va cuisiner une soupe au pistou à des paysans nahuatl du Mexique sans savoir que chez eux on utilise le basilic pour décorer et parfumer le cimetière : c’est comme si tu leur servais un ragoût de chrysanthèmes. Va imposer un menu végane et solidaire à des Africains ayant enduré des mois de pénurie sur les routes : c’est prêcher dans le désert. Va faire comprendre à trois Gitans du Sacromonte en pleine inspiration flamenca que les spaghetti alla puttanesca n’attendent pas, qu’ils faut les savourer al dente, chaud devant : c’est dire la messe en latin.
Nécessité vitale, manger est aussi un mode de communication pas gagné d’avance. Ça touche à l’intime, à la culture, au plus profond des atavismes. Le goût des choses te vient de loin, dès le premier jour par le sein de ta mère – puis peut-être la goutte de calva dans le biberon… Le pain du quatre-heures frotté d’ail. La pasta de la mamma. Les olives juste sorties de leur saumure au fenouil, accompagnées d’un carré de chocolat noir que te tend le grand-père comme un trésor trop valable. Le fromage de chèvre avec le raisin, mariage qu’en Andalousie on dit aussi doux qu’un baiser…
Sous nos latitudes, le temps du repas est un vrai rituel, mais partout où l’industrie a déconnecté les gens de la terre, la transmission des savoirs et des saveurs bat de l’aile. Fast fooding debout, l’œil rivé à un écran ; plats précuisinés ; syndrome du lièvre de mars et solitude ; relation déshumanisée avec les animaux et les plantes ; fruits et légumes sans saveur, empoisonnés, bennés ; phobies alimentaires régressives ; manies à la carte ; goûts mondialisés, falsifiés ; produits bio réservés à une élite…
Les Anglo-Saxons ont été les premiers à gravement perdre le goût. Ils soupçonnent les gens du Sud de « vivre pour manger » au lieu de « manger pour vivre ». Réduire l’entrée en action de tes mandibules à sa seule fonction physiologique, à un entretien de la machine – il faut reproduire ta force de travail –, c’est pourtant renoncer à une part essentielle de ton humanité.
Au revers de cette fausse monnaie, il y a l’attrape-couillon de la grande cuisine. En août 1999, après le démontage du McDo de Millau par les producteurs de Roquefort, un journaliste espagnol raillait le chauvinisme culinaire français. « S’il veulent résister à l’invasion de la junk food américaine, nos voisins du dessus feraient mieux d’inventer leurs propres tapas, au lieu de nous assommer avec leur cuisine élitiste et surcotée ! »
Soul kitchen, chantaient les Doors. La cuisine de l’âme, c’est quand tu prépares et partages un repas avec des amis ou quelqu’un de passage. Chaque paysage, chaque clan devra transmettre son langage des papilles, leur élan vers l’extase – « un vrai orgasme de bouche, tes figues dans leur jus ! », complimentait un jour Manu le Cévenol. Avec le ventre rassasié et le léger assoupissement qui s’ensuit – il y a une dizaine d’années, un Grec répondait à une télé française : « Entrer dans l’Union ? Ça nous a permis d’acheter des voitures à crédit et en échange on a abandonné la sieste » ; qu’on lui pose à nouveau la question aujourd’hui.
Toi, le poisson-riz rouge et les éclats de rire chez la Sénégalaise de la rue du Musée rendaient parfaite ta journée. Et ça, personne ne peut plus te le voler.
Cet article a été publié dans
CQFD n°157 (septembre 2017)
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Paru dans CQFD n°157 (septembre 2017)
Dans la rubrique Le dossier
Par
Illustré par Baptiste Alchourroun
Mis en ligne le 10.02.2018
Dans CQFD n°157 (septembre 2017)
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