Ci-dessus : Caracas, 2013. Un couple de sans-abri dans son campement de fortune, le jour de l’élection présidentielle.
CQFD : En janvier 2016, dans CQFD, vous analysiez avec Marc Saint-Upéry les crises du Venezuela post-Chávez. Comment les choses ont-elles évolué ?
Fabrice Andreani : La victoire de la coalition d’opposition antichaviste de la Table de l’Unité démocratique (MUD) aux législatives de décembre 2015 avait signifié la perte par le parti au pouvoir, le Parti socialiste uni du Venezuela (PSUV), et ses alliés de plus de 2 millions de voix, principalement en raison de l’abstention dans les barrios, les quartiers populaires, démobilisés depuis la mort de Chávez en 2013. Ce sur fond de généralisation des pénuries de biens régulés ou subventionnés et du recours au marché noir, et de taux d’inflation exponentiels. Mais aussi de brutalisation et d’extension inédites de la violence d’État. Celle-ci, après avoir décliné entre 1999 et 2008, s’est d’abord manifestée par le harcèlement judiciaire, policier et milicien des dissidents du PSUV (ouvriers syndicalistes, paysans, indigènes), avant de s’étendre aux étudiants et élus du MUD qui réclamaient le départ de Maduro entre février et mai 2014. Or elle a pris un visage autrement létal en 2015, à travers une chasse aussi illusoire que spectaculaire aux illégalismes populaires ordinaires – notamment la petite et moyenne contrebande –, soldée par des milliers d’expulsions de logements publics et plusieurs dizaines d’exécutions sommaires.
J’étais au Venezuela au printemps 2016, quand on a commencé à parler de crise humanitaire. À part des fruits et légumes locaux et du pain çà et là, l’achat de tout produit de base – farine, huile, lait, margarine, savon, couches, tampons, paracétamol, préservatifs… – implique alors de faire des queues interminables ou de payer au prix fort au revendeur du coin. L’émigration a gagné toutes les classes sociales. Les émeutes et pillages, qui avaient presque disparu sous Chávez, se sont banalisés, comme d’ailleurs les lynchages de voleurs ou supposés tels. Le tout dans un contexte où le taux d’homicide est cinquante fois plus élevé qu’en Europe et que 95% des crimes et délits sont irrésolus.
Parallèlement, la MUD a été privée de sa majorité des deux tiers à l’Assemblée nationale, qui augurait d’une quasi-cohabitation. Le Tribunal suprême de Justice, dont le mandat a été renouvelé avant la date légale par la majorité PSUV sortante, a en effet invalidé l’élection de députés indigènes sur des soupçons de fraude (à ce jour non avérée), puis cassé toutes les lois votées, dont l’entrée dans le pays d’une aide humanitaire, dénoncée comme un « cheval de Troie impérialiste »… Maduro a ensuite décrété un état d’exception et d’urgence économique. D’un côté, il a institué un réseau de comités de militants PSUV qui revendent directement les vivres acheminés par l’armée. De l’autre, il a lancé l’Arc minier de l’Orénoque, à savoir 12% du territoire voué à être exploité à ciel ouvert pour extraire des minerais (or, argent, diamant, bauxite, coltan, cobalt…), par une entreprise militaire liée à son entourage et par des multinationales chinoises, russes et nord-américaines – au mépris des droits vitaux des populations autochtones.
Suite à ces diverses irrégularités, la MUD a lancé une procédure pour révoquer Maduro par référendum – réclamée aussi par nombre de chavistes. Mais le Conseil national électoral (CNE) en a changé les règles plusieurs fois en cours de route. Avant de l’annuler in extremis, et ce après avoir suspendu au passage les élections régionales, mais aussi syndicales, où le PSUV ne tient plus les deux grandes industries, le pétrole et la sidérurgie. Donc, dès l’automne 2016, les manifestations convoquées par la MUD et les organisations étudiantes ont coexisté avec des protestations populaires intermittentes. Si bien qu’entre deux pas de salsa et des blagues sur sa « diète » à la télé, Maduro a dû écourter en catastrophe des inaugurations d’infrastructures dans des barrios – suivies d’arrestations et de condamnations. Depuis la fin du mois de mars, quand le Tribunal suprême a décidé de se substituer au Parlement et que Luisa Ortega, la procureure générale – chaviste – a dénoncé une rupture de l’ordre constitutionnel, la rue n’a pas désempli. D’autant moins que le 1er-Mai, après une trentaine de morts, des centaines d’arrestations et une série de peines d’inéligibilité contre des élus de la MUD, Maduro a sorti de son chapeau l’idée d’une Assemblée constituante toute-puissante. Contrairement à Chávez en 1999, il refuse de soumettre à référendum le mode d’élection taillé sur mesure pour le PSUV [1]. L’opposition a boycotté l’élection cette Constituante instituée en août dans des conditions plus que douteuses.
La procureure dissidente Luisa Ortega a depuis fui le pays, dénonçant la corruption de Maduro et consorts. De quelles forces politiques dispose concrètement le gouvernement ? Y a-t-il une autre opposition que la droite libérale ?
La première victoire de la Constituante a été de destituer la « traîtresse » Luisa Ortega, à la tête du ministère public depuis 2007. Trop connue pour finir avec une balle dans la tête à domicile, elle a été mise en garde par l’enlèvement de sa fille et sa petite-fille en février alors qu’elle était au Brésil. En faisant dissidence, elle est bien placée pour savoir ce qui lui pend au nez si rien ne bouge côté PSUV : au mieux, finir en voiture-balai du flanc gauche de la MUD ; au pire, croupir dans une prison militaire avec ceux dont elle ne s’est guère souciée les années précédentes [2]. Ou encore fuir, quitte à pouvoir être amenée, faute de protection suffisante, à balancer des noms à l’Agence Anti-Drogue américaine en échange de l’asile politique.
Or, elle a expliqué ne pas pouvoir rappeler les protestataires à la loi face à un pouvoir clamant « Qui n’est pas avec nous est terroriste » (dixit Maduro), et alors que les exactions sont devenues la norme [3]. Avant d’embarquer avec ses dossiers dans un go-fast pour rejoindre la Colombie puis le Brésil aux côtés de son mari et de collègues juristes également menacés, Ortega a affirmé que sur la grosse centaine de décès survenus depuis avril, environ 25% étaient dus aux forces de l’ordre, et 40% aux paramilitaires pro-gouvernementaux. À quoi s’ajoutent des morts aux causes plus confuses d’émeutiers et de badauds, ainsi que des assassinats de militants et de représentants chavistes, et de policiers et militaires [4].
Aujourd’hui, le madurisme repose fondamentalement sur les chefferies politico-militaires des administrations et des entreprises publiques, et sur des réseaux de trafics de devises, de contrebande et de drogues. À quoi il faut ajouter l’appui d’une clientèle de 10 à 15% du corps électoral, dont une minorité gère les miettes que le restant grappille à condition de rester dans le rang. La Constituante monocolore n’a en toute probabilité pas mobilisé plus de la moitié des 8 millions de votants annoncés – sur fond de chantage généralisé à l’emploi public et à l’aide alimentaire.
Face à la « trahison » d’Ortega et au fil des centaines de cas d’insubordination militaire, une partie du PSUV et de ses alliés espérait sans doute un signal venu des rangs supérieurs de l’armée, et vice versa. Mais nonobstant la dissidence de trois députés PSUV, l’appel à la rébellion d’un pilote d’hélicoptère au-dessus de Caracas en juillet, ou l’attaque civilo-militaire d’une caserne dans la ville populaire de Valencia en août, c’est le statu quo qui a prévalu. Qu’il s’agisse de la Plateforme en Défense de la Constitution, lancée mi-2016 par des ex-ministres, intellectuels et haut gradés, ou de Marea Socialista, rassemblement politique dissident du PSUV, aucun groupe chaviste anti-maduriste ne peut se prévaloir d’une base populaire significative. Le parti Socialisme et liberté, autonome depuis 2008 et ancré dans le monde syndical, a créé avec Marea et des collectifs de barrios une Plateforme du peuple en lutte et du chavisme critique. Mais il doit encore lutter contre l’idée, largement répandue à gauche, selon laquelle occuper la rue fait le jeu de la droite. Point sur lequel il rejoint les anarchistes proches du mensuel El Libertario.
La coalition d’opposition MUD gravite grosso modo au centre droit – ses partis allant de l’extrême gauche post-maoïste à la droite libérale-conservatrice, en passant par diverses formes de social-démocratie. Mais ces étiquettes passent généralement au second plan dans les mobilisations qui réunissent jusqu’à quelques centaines de milliers d’individus. Et qui dépassent le million à l’échelle de ce pays de 31 millions d’habitants lorsque s’y mêlent les étudiants, les salariés du privé, les personnels de santé et les enseignants. Comme face à tout État ou « bande d’hommes en armes » (comme dirait Engels) qui arnaque et maltraite dans une novlangue « socialiste », le discours « anticommuniste » – et ici, anticubain – est certes présent dans la rue, notamment chez les étudiants. Mais, plus au nom d’un libéralisme primordialement politique que d’un ultralibéralisme économique qui a toujours fait long feu dans ce pays pétrolier [5]. Il existe aussi du racisme – plus de classe que de race – dans les franges aisées de la MUD, mais il est trop minoritaire pour expliquer à lui seul la faible mobilisation de la base chaviste anti-maduriste. En réalité, la culture de la protestation de rue, toujours forte dans les barrios, y est contenue par les « informateurs sociaux » du PSUV et les paramilitaires. Cette même culture est en revanche totalement étrangère aux jeunes de classes moyennes qui ont soutenu la Révolution. En somme, derrière la critique confortable des cortèges de tête qualifiés de violents et droitiers – alors qu’éminemment pluriels –, la peur de la répression reste un grand moteur de dissuasion.
Certains observateurs avancent que la situation, comparable à celle du Chili en 1973, résulte d’une « guerre économique impérialiste ». Qu’en est-il selon vous ?
Le coup d’État d’avril 2002, puis le lock-out pétrolier et commercial l’hiver suivant, l’un et l’autre appuyés par les médias privés et les États-Unis mais défaits par une vaste contre-offensive populaire et militaire, forment la matrice originelle de l’analogie chilienne. Chávez voulait enrayer la privatisation rampante de l’entreprise pétrolière PDVSA et lancer une réforme agraire. Les gérants de PDVSA et le grand patronat ont alors misé à perte sur sa chute. D’où la décision de réinstaurer un contrôle des changes, pour parer la fuite de capitaux. Mais cela a généré, avec la complicité des hauts-fonctionnaires chavistes, un business hyper-rentable, via la falsification d’importations et la revente au marché noir des pétrodollars assignés par l’État pour les payer. Pour le plus grand bénéfice des patrons dans le giron du pouvoir, notamment ceux en charge des entreprises publiques ou sous-traitantes. Le secteur privé, forcé d’être plus scrupuleux sous peine de nationalisation, a intégré ce business plus tardivement. Sur la bagatelle de mille milliards de pétrodollars engrangés sur la période 2003-2013, un petit quart s’est évaporé avant même d’avoir été comptabilisé par l’État, et un autre gros quart s’est perdu dans l’assignation de devises…
Par ailleurs, tandis que le secteur pétrolier et les entreprises nationalisées (acier, ciment, électricité, etc.) tournaient au ralenti – entre manque d’entretien, scandales de corruption et grèves à répétition –, l’euphorie rentière était telle que l’État a continué de s’endetter pour financer nombre de grands projets : des satellites de TeleSur aux centaines de milliers de logements octroyés dans la dernière campagne de Chávez (2012), en passant par nombre d’infrastructures qui n’ont jamais vu le jour (lignes de métro et de train, ponts, etc.).
PDVSA a même contracté des dettes en nature auprès de la Chine – ce qui n’est viable que si le prix du pétrole reste élevé. Manque de chance, les cours du brut s’effondrent en 2014, faisant littéralement exploser l’écart entre taux de change officiels et officeux du dollar – écart qui assurait déjà des marges d’au moins 100% aux « agents de la guerre économique ».
Si la chute des cours du brut est en partie un effet de la croissance de la production de pétrole de schiste aux États-Unis, elle ne résulte d’aucun plan concerté… Pas plus que la fuite de capitaux, la pénurie et l’hyper-inflation, sans parler de l’évasion de millions de billets de 100 bolivars – de valeur quasi nulle et qui servent à fabriquer des faux dollars. Comme l’explique bien l’économiste marxiste Manuel Sutherland – limogé l’an passé de l’Université bolivarienne –, la Révolution bolivarienne a réussi à faire du trafic de devises « le business le plus rentable de l’histoire du capitalisme », et tout le reste en découle. C’est une curieuse guerre , ajoute-t-il, où Maduro et consorts réarment sans cesse leurs ennemis qu’ils dénoncent depuis tant d’années. Le fait est qu’ils préfèrent payer rubis sur l’ongle une dette « odieuse », y compris auprès de Wall Street, plutôt que de la restructurer – sans doute moins par divergence avec le FMI que pour éviter tout audit qui dévoilerait l’identité des opérateurs de ce véritable casse du siècle. Or il aurait suffi d’économiser un petit dixième du pactole engrangé depuis 2003 pour payer plus de trois ans d’importations aux niveaux faramineux de 2012. Par ailleurs, le fait que des groupuscules maduristes prônent un néo-stakhanovisme agraire dans des communes isolées n’a que peu de prise sur l’activité du reste de la population, urbaine à 90% et pour moitié auto-salariée dans le secteur marchand informel.
Trump a récemment évoqué « une possible option militaire si nécessaire ». Est-ce crédible ?
Pas plus le Département d’État que le Pentagone ou la CIA ne prennent au sérieux la moindre déclaration de Trump sur l’international. Tous les dirigeants régionaux, alliés ou non, ont condamné ces propos. De même, le conseiller à la Sécurité nationale de la Maison Blanche, puis le vice-président. Ce qui inquiète, surtout à Bogotá et Brasilia, c’est plutôt la possibilité d’une guerre civile, avec à la clé un exode de population encore plus spectaculaire que l’actuel. Un scénario d’autant plus sombre qu’il correspondrait à une forme de libanisation du conflit, qui serait plus multi-bandes que binaire. Les (narco-)paramilitaires d’extrême droite démobilisés en Colombie et présents dans les Andes y auraient, à l’instar des pseudo-guérillas de gauche côté Llanos (Sud), tout autant de chance de se lier à des représentants de la MUD que du PSUV, pour des raisons pragmatiquement commerciales.
Note sur le photographe
Né à Caracas en 1981, Oscar B. Castillo est photographe et travaille sur les questions politiques et sociales. Son travail s’est ainsi focalisé sur la violence qui gangrène son pays depuis des années. « Un rêve en chute libre », c’est la façon dont il définit le dévoiement d’une expérience sociale importante, qui avaient les ressources potentielles pour se développer, en un état de dysfonctionnement permanent, où les ressources ont été gaspillées, l’expérience trahie et la volonté de changement s’est muée en démagogie et en autoritarisme, tandis que les leaders prétendument socialistes se transformaient en une élite intouchable et corrompue.