Antimilitarisme
Le kaki au presse-purée
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Qu’est-ce qui t’a amené à t’intéresser à l’armée ?
« Tout d’abord, je ne suis pas issu d’une famille d’officiers, si ça peut en rassurer certains. Depuis gamin, la question militaire m’intéresse. J’ai toujours lu des bouquins sur le sujet, notamment ces affreuses revues militaires qu’on trouve en kiosque. Avec le temps, j’ai acquis une certaine familiarité avec la question... Mais pas pour autant de sympathie, puisque adulte je ne me suis pas engagé dans l’armée mais dans l’anarchisme ! Donc forcément dans l’antimilitarisme. »
Concernant les motivations de ton bouquin, tu fais le constat d’un désintérêt et d’une profonde méconnaissance de l’armée au sein des « milieux radicaux ». Comment expliques-tu cela ?
« Depuis la fin de la conscription, l’armée ne fait plus partie de notre quotidien. J’ai grandi dans une ville de province où était caserné en plein centre un régiment d’infanterie d’un millier d’hommes avec plusieurs parcs d’équipement en périphérie, ainsi qu’un bureau de recrutement. Aujourd’hui, tout a disparu. Quand j’étais gamin, au commencement des années 1980, on croisait des uniformes partout. Si tu prenais le train, il n’était pas rare de voyager avec des militaires, et même les auto-stoppeurs étaient fréquemment des bidasses. Jusqu’au début des années 1990, des centaines de milliers de jeunes hommes étaient obligés de passer un an dans une caserne en treillis et avec un fusil. Les militants d’extrême gauche ou les anarchistes essayaient, comme beaucoup d’autres, de se faire réformer. Certains devenaient objecteurs de conscience ou insoumis ; les plus malchanceux partaient sous les drapeaux. Si tu parvenais à éviter la conscription, c’étaient tes copains de lycée ou ton frère qui te racontaient le quotidien du troufion. La critique de l’armée, du moins chez les anars, faisait partie du militantisme de base et les antimilitaristes avaient de fait une certaine connaissance du sujet. Un activisme qui avait son petit écho, en particulier auprès de lycéens et d’étudiants qui avaient la boule au ventre à l’idée de partir faire leur service, et auprès de ceux qui en ressortaient dégoûtés. Tout ça est terminé. L’institution militaire est désormais quelque chose d’extérieur qu’on connaît mal. »
En caricaturant ton propos, on a l’impression que l’armée ne sert plus à grand-chose à part d’outil de com’ pour rassurer le populo en période d’attentats, ou sur le plan des Opex 2 quand il s’agit de traquer quelques bandes isolées dans le désert malien...
« Je ne suis pas d’accord. J’ai consacré un chapitre à l’utilisation qui peut être faite aujourd’hui de l’armée française à travers la planète : il ne s’agit évidemment pas de défendre la paix ou d’instaurer la démocratie mais, bien plus prosaïquement, de préserver des intérêts économiques : sécuriser le domaine maritime français (le deuxième au monde), ses ressources, les routes commerciales et d’approvisionnements énergétiques ou bien aider “ nos ” entreprises à conquérir de nouveaux marchés. En Afrique, par exemple, signer des accords de coopération militaire peut favoriser ou accompagner des ententes commerciales – c’est un petit plus que la Chine ne propose pas encore. Si la France fait encore partie des grandes puissances, c’est notamment parce qu’elle peut s’appuyer sur un outil militaire encore assez performant.
Dans l’Hexagone, c’est différent. Mais il faut ici préciser que ce livre, s’il ne traite que de l’armée française, n’est pas une grande monographie exhaustive. C’est un petit format et, dans ces quelques pages, je m’intéresse à la vision qu’on a des militaires en milieu militant. C’est davantage une invitation à “défaire ses idées toutes faites” sur le sujet ; je ne cherche pas à noyer le lecteur sous des flots de chiffres, mais plutôt à lancer des pistes de réflexion pour aller au-delà des caricatures. Du coup, j’évoque sans doute beaucoup ce à quoi elle ne sert pas ; et il est vrai qu’aujourd’hui, en métropole, elle ne sert pas à grand-chose (gendarmerie mise à part). Les militaires sont toujours là, “ au cas où ” une insurrection généralisée éclaterait et mettrait en péril l’État, mais un événement de ce type paraît peu probable à court terme. J’évoque donc beaucoup les fantasmes autour de l’uniforme, par exemple avec Sentinelle. »
L’opération Sentinelle est lancée après les attentats de janvier 2015. Une dizaine de milliers de bidasses sont déployés sur le territoire. Une réponse sécuritaire à « usage anxiolytique » selon toi...
« Oui, car le fait de faire patrouiller des soldats dans les gares n’a aucun intérêt opérationnel dans la prétendue “ lutte contre le terrorisme ”. Cela fait tout au plus baisser le niveau de la petite délinquance dans ces zones, car si on est pickpocket, on préfère aller bosser plus loin... Et ceci bien que ces militaires aient les pouvoirs de police d’un citoyen lambda. Ce que j’explique, et dont se plaignent les officiers, c’est que Sentinelle coûte cher, ne sert à rien et se révèle même contre-productive. Son seul intérêt est “ anxiolytique ” : c’est triste à dire mais beaucoup de personnes sont rassurées et satisfaites d’un tel dispositif. Au moins l’État montre qu’il fait quelque chose ! Un tel déploiement de kaki est peut-être moins efficace que des vigiles, mais il a nettement plus de gueule. »
Un des effets secondaires de la professionnalisation de l’armée a été la fonte drastique de ses effectifs. Tu écris : « Si l’armée française de 2017 affrontait celle de 1987, elle serait battue. » Quelles conséquences sur ses capacités à intervenir à l’étranger ?
« L’armée de conscription était organisée et équipée pour contenir l’assaut des troupes du pacte de Varsovie qui, après avoir traversé l’Allemagne, auraient déferlé sur la France. Il s’agissait alors d’avoir le maximum d’hommes et de matériel pour écraser l’autre en un duel titanesque. Jusqu’aux années 1980, la doctrine de l’armée française se base sur ce schéma, et tout le reste – notamment les théories contre-insurrectionnelles – est perçu comme secondaire. Aujourd’hui, il n’y a plus de menace militaire directe sur la métropole, les forces armées sont avant tout organisées pour des guerres lointaines. Et on ne détruit pas un convoi de pick-up de “ djihadistes ” dans le nord du Mali comme on aurait arrêté une division blindée tchèque dans la trouée de Belfort. Si la France alignait en 1989 plus de 1 200 chars d’assauts, elle n’en a plus aujourd’hui que 400 – Abou Dhabi en a autant – et ce nombre doit être ramené à 200 d’ici à 2025. Mais le volume n’est pas tout. Les soldats français sont malgré tout présents sur de nombreux théâtres d’opération : Sahel, Jordanie, Irak ou même Rojava ! Cela dit, sur les 270 000 personnels de l’armée française, seuls 20 000 se trouvent hors de métropole, dont environ 7 000 en Opex. Pourtant, comme je l’explique, les limites humaines, matérielles et budgétaires de l’armée sont presque atteintes, elle est à deux doigts du burn-out. Un tableau qui devrait réjouir les antimilitaristes. »
On dit que les opinions publiques occidentales ne supportent plus la mort de leurs soldats. D’où une raréfaction des interventions au sol. Mourir, pour un soldat, ne fait plus partie des « risques du métier » ?
« Les Occidentaux ne sont plus habitués à la guerre, la mort, la violence et les bombardements. Des choses très lointaines, au propre comme au figuré. Lorsque la radio annonce que “ nous ” avons libéré Mossoul ou Raqqa de l’État islamique, je me demande combien d’auditeurs comprennent que “ nous ” avons aussi rasé les trois quarts de ces villes par des bombardements et tué une partie des habitants... Quand un militaire occidental meurt, ça nous revient à la figure, il y a comme un bug. En 2008, en Afghanistan, une embuscade coûte la vie à dix soldats français : c’est un drame national et les familles portent plainte pour “ mise en danger de la vie d’autrui ”... Les autorités doivent donc prendre en compte l’opinion publique. Mais il faut se rappeler que durant la guerre d’Algérie, dix militaires étaient tués chaque jour, souvent des conscrits. Et on comptait 900 tués chaque jour entre 1914 et 1918 ! Aujourd’hui, ces considérations relèvent surtout de gouvernements et d’habitants de pays riches dont les armées, par choix, mènent des guerres à l’extérieur de leurs frontières. Les populations des pays où se déroulent les conflits n’ont pas exactement les mêmes préoccupations. »
Par deux fois (en 2012 et 2017), la sénatrice PS de Marseille Samia Ghali a réclamé l’intervention de l’armée dans les quartiers populaires. En 2006, c’était Ségolène Royal qui proposait un encadrement militaire des jeunes délinquants. Ces saillies ne sont-elles qu’un moyen de surfer sur la crispation sécuritaire ?
« Ce genre de déclarations massues donne une image de fermeté qui plaît à certains électeurs. Je passe sur l’idée que l’on pourrait remplacer éducateurs et enseignants de collège en manque d’autorité par des personnes formées pour faire la guerre... Ce n’est pas très sérieux. On l’a encore vu avec le projet de Macron de restaurer un service national universel : cela n’a pas manqué de réveiller adversaires et partisans de la conscription, alors que dès le départ cette proposition avait tout d’une baudruche médiatique qui n’a pas manqué de se dégonfler.
Quant à la question d’une intervention de l’armée dans les dits “ quartiers populaires ”, où vivent notamment des prolétaires issus de diverses vagues d’immigration, elle relève de beaucoup de fantasmes. Et en révèle autant. Notamment cette idée assez répandue qui voudrait que dès aujourd’hui, et demain davantage, ce soit la guerre d’Algérie qui se poursuive dans ces quartiers. Cette vision, que je critique sous plusieurs angles dans mon livre, me paraît assez dangereuse et, de plus, ne repose sur rien de bien solide. Il faut, dès lors, se demander à quoi pourrait bien servir un déploiement militaire dans ces quartiers. À réduire le commerce de shit ? À faire baisser l’absentéisme scolaire ? Si c’est pour stopper des émeutes, l’État n’a besoin que de CRS entraînées et bien équipées ; les policiers qui se plaignent régulièrement, pas seulement de manque d’effectifs mais aussi du manque de moyens et de soutien de leur hiérarchie ou de la justice, ne demandent pas à être épaulés par l’armée. Des patrouilles de soldats seraient aujourd’hui aussi “ utiles ” en banlieue que dans les gares... Et puis il ne faudrait pas croire que l’État ne dispose que d’un volet sécuritaire ; d’autres dispositifs existent pour assurer et acheter la paix sociale dans ces quartiers : clientélisme, subventions, associations, drogue ou religion. Tout est bon pour que n’éclate pas une nouvelle révolte de jeunes prolétaires similaire à celle de 2005, et surtout qu’elle ne s’étende pas à d’autres secteurs géographiques et à d’autres couches de la population. »
Cet article a été publié dans
CQFD n°169 (octobre 2018)
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Paru dans CQFD n°169 (octobre 2018)
Par
Illustré par Caroline Sury, Cyop & Kaf
Mis en ligne le 19.12.2018
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