« Dommages collatéraux »
Au Mali, les soldats français commencent à « fatiguer » les civils
Communiquer sur les succès opérationnels au Sahel, où elle intervient depuis plus de sept ans pour « traquer » les groupes djihadistes : l’armée française sait faire. Communiquer sur ce que l’on appelle, chez les hommes et les femmes en treillis, les actions civilo-militaires : elle sait faire aussi. Inaugurations de puits rénovés par les soldats français, prise en charge de blessés, reconstruction d’un marché, organisation de soins infirmiers dans les villages reculés : tout est bon pour donner une image positive de la présence militaire française. Régulièrement, des articles vantant ces actions sont publiés sur le site du ministère des Armées. L’un d’eux, mis en ligne le 24 février dernier et consacré à l’inauguration d’un studio de radio à Gao, au nord du Mali, résume l’enjeu : « Les actions civilo-militaires menées par la force Barkhane et les forces armées maliennes bénéficient aux populations par la réalisation de projets de diverses natures à leur profit […]. L’action de la France au Sahel s’inscrit dans une stratégie d’approche globale qui combine des compétences civiles et militaires, ce qui permet de s’attaquer à la fois aux symptômes et aux causes de la crise, et d’en optimiser la résolution. » Il s’agit évidemment de « gagner les cœurs et les esprits » des populations des zones concernées, mais aussi d’envoyer un message aux Français : « On ne fait pas que la guerre ici, on fait aussi du développement. »
Le storytelling concocté par l’armée et les responsables politiques français depuis le déclenchement de l’opération Serval en janvier 2013, à laquelle a succédé l’opération Barkhane en juillet 2014, ne s’embarrasse pas de subtilités. L’ennemi est présenté comme un « fou de Dieu » prêt à mourir pour imposer la charia et s’inscrivant dans un « djihad global » au même titre que les assaillants du Bataclan à Paris ou les combattants de l’État islamique au Moyen-Orient, alors que de nombreuses études ont démontré ces dernières années que la plupart des « djihadistes » sahéliens sont en réalité guidés par de tout autres motivations que la religion1 et qu’ils sont bien souvent prisonniers d’un choix irréfléchi ou d’une mauvaise rencontre. Ce serait en outre une guerre « propre », sans bavure, sans effusion de sang : dans les communications publiques de l’armée, les djihadistes ne sont jamais « tués » ou « assassinés » par des frappes ciblées, mais toujours « neutralisés » – un euphémisme repris depuis par les alliés africains de la France. Quant aux populations civiles, elles seraient forcément ravies de voir les militaires français voler à leur secours, comme ce fut effectivement le cas en 2013, lorsqu’ils avaient chassé les groupes djihadistes des villes de Gao, Tombouctou et Kidal, et elles n’en tireraient que des bénéfices…
La réalité est pourtant bien différente sur le terrain. Ces derniers mois, les manifestations antifrançaises se sont multipliées au Mali, au Burkina Faso et au Niger. À Bamako, à Ouagadougou ou encore à Niamey, des drapeaux français ont été brûlés par des centaines de manifestants réclamant le départ des troupes françaises. Et contrairement à ce que laissent entendre les militaires interrogés sur le sujet, qui ne cessent d’assurer que les soldats français sont toujours les bienvenus dans les zones de guerre, cette vague de colère contre l’ancienne puissance coloniale ne concerne pas que les capitales. L’apparition des soldats français est désormais de plus en plus mal vue dans les villages et les campements du nord du Mali, de l’ouest du Niger et du nord du Burkina Faso. Elle y inspire la crainte, voire l’irritation, car elle est souvent accompagnée d’humiliations et de désagréments.
Totalement étrangers aux mœurs locales, les soldats français agissent en terrain conquis lorsqu’ils mènent des opérations dans des villages considérés comme « suspects ». De nombreux témoins évoquent des méthodes brutales et irrespectueuses. « Ils arrivent dans un campement armés jusqu’aux dents, le visage souvent masqué, et font sortir tout le monde, y compris les femmes et les enfants, parfois la nuit, parfois en pleine journée sous le soleil, raconte un Touareg de la région de Kidal (nord du Mali). Les enfants sont effrayés par ces hommes qui fouillent les maisons de manière brutale, et arrêtent les hommes, sans dire pourquoi. Cette façon de faire est très mal vécue par les gens. » Lors de ces fouilles, les Français détruisent du matériel – il leur arrive notamment de déchirer des matelas ou de briser des portes en quête d’indices – et subtilisent des biens qui, pour l’armée française, sont jugés suspects, alors qu’ils représentent bien souvent la seule richesse de ces populations vivant pour la plupart de manière semi-nomade. « Pour les Français, posséder un téléphone ou un fusil est forcément suspect. Mais pour nous, ce sont des choses vitales qui assurent notre survie, et cela n’a rien à voir avec les groupes armés », explique un habitant de la région du Gourma. Ce dernier s’inquiète de l’impact que de telles scènes peuvent avoir sur les enfants : « Quel effet cela fait, pour un gamin, de voir des dizaines de Robocop qui ne parlent même pas sa langue faire sortir femmes et enfants et mettre sens dessus dessous la case, d’après vous ? »
Durant ces « descentes » musclées, les soldats français ne ménagent pas les civils. « Les djihadistes se cachent parmi les populations. Tout homme est un suspect en puissance. On ne peut pas arriver la fleur au fusil », explique un militaire du rang qui a combattu au Mali en 2019. Ils procèdent en outre à des arrestations qui ne sont que très rarement formalisées. « Ils arrêtent des gens sans dire ce qu’ils leur reprochent, puis les remettent aux autorités maliennes, qui les envoient en prison pendant des mois, voire des années », constate Mohamed, un militant des droits humains basé à Bamako. Ces arrestations « fragilisent les familles, car ce sont les hommes qui rapportent l’argent à la maison », ajoute-t-il. Dans le nord du Mali, des dizaines d’hommes ont ainsi été arrêtés par l’armée française ces dernières années, et remis aux autorités maliennes, sans que l’on sache ce qui leur était reproché. Certains ont été relâchés au bout de plusieurs mois d’enfermement, sans jamais avoir vu un juge ou un avocat. D’autres croupissent toujours dans les prisons de Bamako.
Ibrahim, un ancien rebelle touareg qui rend régulièrement visite à ces prisonniers, ne comprend pas la manière de faire des Français : « Quand ils sont arrivés en 2013, ils étaient les bienvenus. Mais aujourd’hui, tout le monde s’en méfie. Leur stratégie n’est pas la bonne. Ils travaillent de manière opaque, sans passer par les populations. Et ils vous soupçonnent dès que vous ne collaborez pas avec eux. Ils font comme les djihadistes : ils pensent que si on n’est pas avec eux, c’est qu’on est contre eux. »
Même quand ils ne mènent pas de fouilles et qu’ils ne procèdent pas à des arrestations, les Français sont souvent vus d’un mauvais œil. Leur arrivée dans un village est fréquemment synonyme de représailles à venir de la part des djihadistes. « On sait que les Français ne viennent pas pour nous faire du mal, explique le chef d’un village du Gourma, dans le centre du Mali. Mais c’est pourtant ce qu’ils font indirectement, car ils ne restent chez nous que quelques jours, ou quelques heures seulement, et lorsqu’ils repartent, les djihadistes reviennent et s’en prennent à tous ceux qui leur ont parlé. Ils ont des espions partout, ils savent tout. »
L’histoire de Sadou Yehia illustre parfaitement ce danger. Le 12 décembre 2019, cet habitant du village de Léléhoy, situé dans le Liptako-Gourma au Mali, a accordé une interview aux journalistes de France 24 qui filmaient une opération de l’armée française dans cette région. Le reportage a été diffusé le 13 janvier 2020 par la chaîne française. On y voit Sadou Yehia, parfaitement reconnaissable, dénoncer à visage découvert l’emprise des djihadistes et notamment les taxes qu’ils imposent aux éleveurs, et donner des informations aux soldats français en compagnie d’autres notables de la localité. Trois semaines après la diffusion du reportage, le 8 février, Sadou Yehia a été assassiné par des hommes armés. Pour ses proches, il ne fait aucun doute qu’il a été tué parce qu’il a été vu à la télé en train de collaborer avec les Français. Dans un communiqué qui a scandalisé nombre de chercheurs, de journalistes et de militants des droits humains, la chaîne a nié toute responsabilité : « Les délais importants entre le tournage, la diffusion et l’assassinat montrent le caractère spéculatif de ce qui est présenté hâtivement par des commentateurs comme une causalité certaine. […] Dans une zone où les terroristes savent tout et sur tous, sans délai, de la présence des militaires dans les villages à l’identité des habitants qui leur parlent, rien ne permet d’affirmer que le floutage de Sadou Yehia lui aurait garanti une quelconque sécurité. Dans ce contexte, l’anonymisation est illusoire. »
Le tragique destin de Sadou Yehia est en tout cas venu rappeler la situation très précaire de ceux qui collaborent sur le terrain avec les Français. Quand ils arrivent dans un village, les militaires français s’entretiennent généralement avec les notables, à qui ils demandent des informations sur les mouvements des djihadistes et les sites qu’ils fréquentent. Conscients que ceux-ci les observent, les kakis ne prennent pourtant aucune précaution : les discussions se font en extérieur, à l’ombre d’un arbre, au vu et au su de tout le monde, et n’importe qui peut y assister. Il est ainsi aisé de savoir qui parle et d’entendre ce qui est dit. » La moindre des choses, dans un contexte comme celui-ci, est de trouver un lieu discret et de discuter avec chaque interlocuteur sans témoin. Ce sont des règles de base », s’étonne un militant des droits humains qui arpente la région depuis plusieurs années.
Dans plusieurs villages du Gourma et du Liptako, deux zones où l’armée française a multiplié les opérations ces derniers mois, les djihadistes font régulièrement irruption quelques jours après le passage des Français pour enlever ou tuer ceux qui leur ont parlé, et pour menacer les autres villageois. « Ils nous ont dit que quand les Français reviendront, il ne faudra pas leur parler, que s’ils nous voient leur parler, ils nous tueront. Ils nous ont dit aussi qu’ils savent tout ce qui se passe ici », raconte un notable d’un village du Gourma récemment « visité » par l’armée française. À Léléhoy, le village de Sadou Yehia, les djihadistes ont, en guise de représailles, donné un mois à la population pour quitter les lieux...
« Les djihadistes sont très bien informés, constate un rebelle touareg qui a lui-même collaboré avec la France à partir de 2013. Ils disposent de mouchards dans tous les villages des zones où ils se trouvent. Ceux-ci les informent de tout ce qui se passe, et de tout ce qui se dit. Si un notable se montre trop critique envers les djihadistes sur la place publique, ils le dénoncent. Si un homme parle aux Français quand ils arrivent sur place, ils le dénoncent. Il est très difficile d’échapper à leur emprise. »
Résultat : un militaire qui est passé récemment par le Mali admet qu’il est de plus en plus difficile d’obtenir des renseignements. « Quand on arrive, on a souvent affaire à des regards noirs, inquiets, voire hostiles. On n’est plus les bienvenus, c’est clair », regrette ce sous-officier qui se dit marqué par cette défiance. Et qui ajoute : « C’est bien de construire des puits, mais si c’est pour que les gens qui sont censés en profiter se fassent tuer, à quoi ça sert ? » Sur cette problématique, point de communiqué ni même de réponse à nos questions. L’armée retrouve son légendaire mutisme : circulez, il n’y a rien à voir d’autre que ce que l’on veut bien montrer aux journalistes embedded, qui n’ont généralement aucune liberté de mouvement et sont condamnés à suivre les instructions des militaires.
Si les victimes indirectes de l’opération Barkhane sont nombreuses, il existe également quelques cas de victimes directes : des civils tués accidentellement par les Français. Officiellement, en dépit de l’arsenal utilisé (hélicoptères de combat, drones armés, avions de chasse), il n’y aurait au Sahel aucune bavure commise par l’armée française, et les victimes collatérales seraient extrêmement rares. La seule fois où l’armée a reconnu – et encore : à demi-mot – une faute, c’était en juin 2019 : trois civils, dont un mineur, qui se déplaçaient à bord d’un 4x4 dans la région de Tombouctou avaient été abattus par les soldats français. L’état-major des armées avait alors diffusé un communiqué indiquant les circonstances de cette opération.
Il évoquait « un véhicule suspect » ayant « refusé de se soumettre à un contrôle », des « tirs de sommation », le refus d’obtempérer du véhicule et enfin « un tir » ayant « causé de façon non intentionnelle l’explosion du pick-up »... Une enquête a été ouverte « afin de faire toute la lumière sur les faits ». Ses conclusions n’ont pas encore été rendues publiques. D’autres bavures ont été commises ces dernières années, sans que l’armée française les reconnaisse. La plus choquante remonte au mois de novembre 2016 : au cours d’une patrouille, des soldats français avaient tué un enfant de dix ans, Issouf Ag Mohamed, qui avait été chargé par ses parents de ramener des ânes vers leur campement, puis l’avaient enterré en catimini avant de rentrer à leur base. Sa famille avait retrouvé son corps enseveli le lendemain. Dès le début, le ministère de la Défense avait tenté d’étouffer l’affaire. Après la publication d’un article sur cette histoire, il avait fini par publier un communiqué sibyllin reconnaissant les faits, tout en qualifiant l’enfant de « guetteur » pour le compte des djihadistes, et annonçant l’ouverture d’une enquête de commandement dans le but de vérifier « les circonstances précises de cette action ». Celle-ci, dont les résultats ont été communiqués un an plus tard, n’a abouti à aucune sanction. « Le décès de ce mineur est regrettable, a déclaré la porte-parole du ministère des Armées, mais l’enquête n’a relevé aucune faute individuelle ou collective dans l’usage de la force. Les principes du droit des conflits armés ont été respectés. » Puisque c’est l’armée qui nous le dit...
Des drones tueurs dans le ciel du Sahel
Au Mali, au Niger ou encore au Burkina, l’information n’a pas échappé aux habitants des zones dans lesquelles la France mène des opérations militaires : celle-ci dispose désormais de drones armés, capables de frapper à tout moment. « C’est inquiétant, indique le chef d’un village du centre du Mali. Les avions, on les entend venir. Mais les drones, on ne les voit pas, on ne les entend pas, on ne sait pas d’où ils sortent. » Longtemps, la France a utilisé ses drones achetés aux Américains dans le seul but d’obtenir du renseignement : équipés de caméras, ils n’étaient pas armés et servaient essentiellement à faire de la surveillance aérienne dans le ciel sahélien. Mais depuis la fin de l’année dernière, elle les emploie également pour frapper des cibles. Chaque drone dispose de quatre bombes de 250 kg – les mêmes que celles employées par les avions de chasse.
Certains, en France, s’inquiètent d’une dérive à l’américaine : depuis une dizaine d’années, les États-Unis ont multiplié les frappes de drones en Afghanistan, au Pakistan et au Yémen, faisant de nombreuses victimes civiles. Du côté des autorités, on assure que la doctrine n’a pas changé. « L’homme est au centre, insiste le ministère des Armées. Il le restera. C’est lui qui décide. Que ce soit lors du travail de surveillance, de caractérisation des cibles et surtout de la prise de décision d’engagement. Le choix de la France est clair : la décision de tir d’un drone armé doit relever d’une décision humaine. » Mais la multiplication des frappes depuis que ces drones tueurs sont employés au Sahel inquiète les populations. Plusieurs sources maliennes affirment que des civils ont été tués par des bombes françaises ces dernières semaines, dans le Gourma notamment. Ces allégations sont toutefois très difficiles à vérifier en raison de l’absence de toute autorité ainsi que de sources indépendantes dans cette zone.
1 Nombre de combattants ont rejoint des groupes djihadistes au Sahel pour défendre leur famille ou leur communauté face à d’autres groupes armés qui les menaçaient. Certains ont été séduits par les promesses d’un avenir meilleur. D’autres avancent une motivation financière, les groupes promettant de l’argent à leurs futures recrues. Enfin, certains ont été enrôlés de force. Les travaux de chercheurs et d’ONG consacrés à leurs motivations sont nombreux. Citons par exemple : « Jeunes “djihadistes” au Mali : Guidés par la foi ou par les circonstances ? », août 2016, Institut d’études de sécurité ; « Journey to extremism in Africa : drivers incentives and the tipping point for recruitment », 2017, PNUD ; « Dans le centre du Mali, les populations prises au piège du terrorisme et du contre-terrorisme », novembre 2018, FIDH.
Cet article a été publié dans
CQFD n°185 (mars 2020)
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Paru dans CQFD n°185 (mars 2020)
Dans la rubrique Le dossier
Par
Illustré par Vincent Croguennec
Mis en ligne le 07.03.2020
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